– Ce pauvre cher Buin! dit-elle, un si brave homme! Et toujours à son poste! Figurez-vous qu’il était chez nous lors de l’événement! Et justement, il nous racontait que le condamné avait des protections bien étonnantes.
– Dans l’administration?
– Ou même plus haut, peut-être?…
– Mon Dieu! un peu partout.
– Je viens de causer avec un employé de la prison, et c’est ce qui vous fera excuser mon absence. Buin est tout à fait un ami de la maison; sans les circonstances qui nous rassemblent ici, M. Jaffret serait certainement chez lui à l’heure qu’il est pour le consoler et lui offrir ses services.
– Ça ne fait pas de doute, appuya le bon Jaffret, d’un air timide et cherchant à lire la pensée de sa femme dans ses yeux.
Adèle poursuivit:
– L’employé me racontait… On ne sait pas jusqu’où va l’adresse des coquins! Il y avait plus de cent personnes autour de la porte, dix employés, quatre gendarmes et le reste; eh bien, on a déguisé le drôle au milieu de tout cela, et il a passé à travers la foule en criant sa propre condamnation.
– Ça, c’est joli, dit Comayrol.
Maître Souëf, qui voulait se réhabiliter à tout prix, fit un pas vers le groupe et répliqua:
– Voilà comme nous sommes, nous autres Français! Il s’agit d’un meurtrier qui échappe à la justice, et nous disons: «C’est joli!»
Adèle lui envoya un geste d’énergique approbation et quitta le groupe pour aller vers la comtesse Marguerite. En chemin, le Dr Samuel, qui se tenait à l’écart et feuilletait un album, l’arrêta par la manche.
– Tout va bien, lui dit Adèle, je suis contente.
Le Dr Samuel reprit son occupation et Adèle joignit la comtesse, à l’oreille de qui elle répéta:
– Tout va bien, ma toute belle, je suis contente.
Mme la comtesse de Clare l’interrogea d’un regard perçant, qu’Adèle soutint bravement en disant:
– Je tiens tous les fils de nos marionnettes. Rien ne m’échappe. Vous verrez bientôt!
Puis, s’asseyant sur un coin de chaise, elle ajouta:
– Avez-vous déjà parlé à la chère enfant?
– Oui, certes, répondit Marguerite qui passa un de ses bras autour du cou de Clotilde et l’attira vers son baiser: ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous aimons, nous deux, n’est-ce pas, ma belle chérie?
Clotilde souriait doucement.
– Qui ne vous aimerait? murmura-t-elle.
– Cependant, reprit la comtesse Marguerite, je ne lui ai pas encore tout dit. Je veux être bien sûre avant de prononcer le grand mot.
– Sûre de quoi? demanda Clotilde, dont les beaux yeux interrogèrent avec une curiosité sereine.
Marguerite sourit et répondit par cette autre question:
– Savez-vous que j’aurais l’âge d’être votre mère, mon enfant?
– Oh! fit Adèle, il n’y a que vous pour vous permettre de pareilles coquetteries. Vous avez l’âge d’être belle, chère comtesse.
– La plus belle! ajouta Clotilde avec une franche admiration. Adèle lui caressa la joue d’un geste d’aïeule et murmura:
– Est-ce que nous n’avons pas un petit peu d’inquiétude, nous?
– Non, repartit Clotilde qui jouait avec une paire de magnifiques pendants d’oreilles en diamants montés à l’antique dont l’écrin ouvert était sur ses genoux: c’était le cadeau de noces de la comtesse.
– Pourtant, reprit Mme Jaffret, ce retard… Ce serait bien un peu le cas d’être inquiète, à moins que vous ne sachiez…
– C’est cela! interrompit Clotilde en souriant: je sais qu’il viendra!
XIX Les derniers Fitz-Roy
Bien en prit à Mme Jaffret de tourner le dos au lustre et d’avoir son visage en pleine ombre, car elle ne put retenir une très visible grimace à cette réponse de la jeune fille.
Quant à la comtesse Marguerite, le beau et calme sourire qui jouait autour de sa bouche semblait taillé dans le marbre. D’un regard rapide comme l’éclair, elle cloua la parole sur les lèvres d’Adèle et demanda en baisant le front de Clotilde:
– Est-ce notre petit cœur qui nous l’a dit?
Un peu de rougeur monta aux joues de la belle jeune fille.
– Tiens! fit-elle en riant tout à coup, et son rire la faisait plus charmante, j’avais lu dans bien des livres que le cœur parlait, mais je ne savais pas encore que c’était vrai!
– Alors, insista Adèle, vous n’avez aucune raison particulière?… Un regard peut piquer comme la pointe d’un couteau, car, sous celui de la comtesse, Mme Jaffret laissa échapper un grognement douloureux et se tut.
À ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et M. Laurent, en livrée neuve, annonça:
– M. le prince Georges de Souzay!
Au nom du prince, jeté ainsi au milieu des conversations, il y eut un vif mouvement dans le salon. Plusieurs, parmi les personnes présentes, ne connaissaient pas le nouvel arrivant. Mme Jaffret marcha à sa rencontre et reçut ses premières excuses avec une véritable dignité, adoucie par la plus cordiale indulgence.
Je répète ici que cette vieille Adèle, derrière sa laideur originale, n’était pas sans posséder un certain vernis. Elle avait dû certainement voir au temps jadis un autre monde que celui de ce pauvre bon Jaffret.
– Le retard, fit observer maître Souëf (Isid.), mentant majestueusement à ses opinions de tout à l’heure, outre qu’il ne comporte pas un écart de plus de quarante-deux minutes, est d’autant plus excusable au retour d’un voyage que les chemins de fer, malgré une supériorité incontestable au point de vue de la rapidité…
Personne n’est sans avoir remarqué que les phrases de notaires sont généralement coupées par quelque favorable accident. À quelles proportions atteindraient-elles si on les laissait aller jusqu’au bout?
Mme Jaffret écarta son mari, qui lui barrait maladroitement le passage, et prit le bras du prince pour le conduire à la comtesse Marguerite, qui s’était levée en tenant Clotilde par la main.
Le prince donnait le bras gauche, parce que cela s’était trouvé ainsi, comme l’expliqua maître Souëf après avoir fait observer que ce n’était pas la coutume. De la main droite, le prince tenait son chapeau.
L’effet produit par lui dans le salon fut absolument flatteur et quand ce pauvre excellent M. Buin arriva, presque sur ses talons, ne voulant pas, malgré sa déconvenue, refuser cette preuve d’affection à ses amis et voisins, il put entendre le murmure bienveillant qui se prolongeait après l’entrée de M. de Souzay.
– Je vous prie en grâce, dit M. Buin, mettant ses deux mains devant ses oreilles, pas un mot de cette abominable affaire! Toutes les mesures possibles ont été prises et bien prises. Si on me parle de l’accident, je mords!
Mademoiselle Clotilde accueillit son fiancé par un cérémonieux salut, qui n’était pas dans sa façon d’être habituelle. Le prince lui dit, après avoir rendu ses devoirs à la comtesse, aimable et charmante comme toujours:
– Mademoiselle, c’est à vous que je dois adresser mes excuses, avant même de les faire accepter à Mme la comtesse de Clare, Mme la princesse de Souzay, ma mère, avait l’intention de m’accompagner…