– Si madame la comtesse veut bien le permettre, dit en ce moment maître Souëf, nous allons procéder à la lecture du contrat, M. le comte de Comayrol ayant procuration pour représenter la branche de Souzay. J’ai l’honneur de réclamer le silence.
XX Contrat de mariage
Toutes les conversations particulières cessèrent aussitôt, chacun prenant place pour écouter.
– Cher monsieur, dit la comtesse Marguerite, en s’adressant au superbe notaire, veuillez bien m’excuser, je vous demande une minute encore, rien qu’une minute.
Et, se retournant vers Clotilde, elle reprit tout bas:
– Ce sont des choses qu’on ne peut laisser en suspens. Vous demandez qui sont nos ennemis, ma chère enfant! Question bien naturelle, et à laquelle pourtant il n’est pas aisé de répondre, surtout en quelques mots. Je vais essayer, pourtant. Une association redoutable à laquelle étaient affiliés, dit-on, des gens appartenant aux plus hautes classes de notre société, a vécu dans l’ombre en plein XIXe siècle au milieu de Paris…
– Je sais, interrompit Clotilde, comme on fait pour couper court à un sujet rebattu: les Habits Noirs?
La comtesse prit un air étonné.
– Vous auriez entendu parler?… commença-t-elle.
– Oh! fit Clotilde, j’en sais long sur tout cela. L’ancien domestique de mon oncle Jaffret, le pauvre Échalot, les connaissait tous, et il donnait leurs noms aux oiseaux de la volière… à ceux qui étaient méchants. Il y avait le colonel, Toulonnais-l’Amitié, Trois-Pattes, Corona, Fanchette, Marguerite de Bourgogne qui était si belle: j’ai cru longtemps que c’était vous… sauf tout le respect que je vous dois, madame… quand j’étais petite. Un franc sourire éclaira la figure de la comtesse, qui dit:
– Chère folle! Les enfants jouent avec tout. Elle ajouta d’une voix grave et triste:
– Je suis la veuve d’un homme que les Habits Noirs ont tué, et moi-même, frappée deux fois, je n’ai dû la vie qu’à un miracle… Demandez à notre bien cher Samuel.
– Je ne lui demanderai jamais rien, répliqua vivement la jeune fille.
– Pourquoi?
– Parce qu’il me fait peur.
Maître Souëf (Isid.) toussa en matière d’avertissement.
– On s’impatiente, ma chérie, dit Marguerite avec précipitation. Nous reprendrons cet entretien, car il me reste encore bien des choses à vous apprendre. Sachez pourtant que votre père était un Fitz-Roy de Clare au même titre que le général, duc lui-même quoiqu’il fût pauvre et quoiqu’il vécût dans une humble situation. Etienne Morand était le cousin germain du chef de la maison et l’oncle à la mode de Bretagne du comte, mon mari. Ce fut lui qui trouva la règle de conduite, suivie dès lors par nous à votre égard en présence des accidents si nombreux et si cruels qui répandaient le deuil dans la maison de Clare… Vous doutez-vous seulement des pertes qui frappèrent votre famille, chère enfant bien-aimée? Le duc de Clare (pair de France) fut assassiné, le général aussi, et aussi la duchesse, sa femme, et aussi la princesse d’Eppstein, sa fille, et encore notre tante la religieuse: je vous parle de longtemps; mais plus récemment, mon mari, et le prince de Souzay qui était duc de Clare depuis un mois à peine, et le pauvre Morand lui-même, et ces deux saintes filles, les demoiselles Fitz-Roy, chez qui vous alliez jouer dans votre enfance, chez qui vous étiez, m’a-t-on dit, le jour même de la catastrophe…
Clotilde avait pâli.
L’écrin qui contenait les magnifiques boucles d’oreilles en diamants tremblait dans sa main.
– Oui, murmura-t-elle, j’étais là! Je m’en souviendrai toute ma vie.
– En présence de cette épidémie de meurtres, continua Marguerite, en baissant la voix, de ce massacre plutôt, contre lequel la justice n’a jamais rien pu, ni pour prévenir le crime ni pour le venger, nous avions dissimulé votre nom et caché votre vie. Vous voyez que j’abrège. Et si nous nous sommes déterminés enfin à lever le voile, à l’occasion de ce mariage qui relie la famille en un seul faisceau, et qui vous donne un vaillant protecteur, c’est que le procès et la condamnation de ce misérable, l’assassin des demoiselles Fitz-Roy…
– Et son évasion?… interrompit Clotilde.
– Un grand malheur! repartit la comtesse avec un mouvement de dépit aussitôt réprimé, mais qui ne se pouvait prévoir hier. D’ailleurs, le réveil de la justice n’en est pas moins un fait acquis, et nous n’avions pas besoin de cette fuite pour connaître la puissance de nos ennemis. Vous serez bien gardée, chère fille, n’ayez aucune crainte…
Elle s’interrompit pour ajouter à haute voix:
– Monsieur Souëf, nous sommes tout à vous.
Et pendant que le notaire satisfait déroulait son cahier:
– Avez-vous bien compris, Clotilde?
– Oui, ma cousine, répondit la jeune fille, et je vous remercie.
Maître Isid. Souëf s’éclaircit la gorge par un hem! hem! sonore, et commença aussitôt de cette voix, vraiment unique dans le notariat, dont on a dit qu’elle donnerait du charme à une dot, au-dessous même de cent mille francs, et qui lit les contrats comme Duprez chantait La Juive :
«- Par-devant maître Souëf, Isidore-Madeleine-Xavier, et son collègue notaires à Paris, soussignés,
«Ont comparu:
«Georges-William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare, prince de Souzay, propriétaire, demeurant en son hôtel, à Paris, rue Pigalle, no…,
«Fils de William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare et de Souzay, duc de Clare, pair de France, et de dame Françoise-Jeanne-Angèle Tupinier de Baugé, demeurant à Paris, rue Pigalle, même n°, M. le duc de Clare étant décédé.
«Ledit prince de Souzay stipulant pour lui et en son nom personnel, d’une part,
«Et demoiselle Clotilde-Marie-Elisabeth Morand Stuart de Clare,
«Fille mineure, émancipée par délibération du conseil de famille et déclaration de M. le juge de paix, en date du 23 janvier 1853.
«D’Etienne-Nicolas Morand Stuart de Clare et de Marie-Clotilde-Julie Gordon de Wangham, les deux étant décédés,
«Demeurant rue Culture-Sainte-Catherine, no…, chez M. Jean-Baptiste Jaffret, rentier, son ancien tuteur et présent curateur, et l’épouse d’icelui,
«Stipulant pour elle et en son nom personnel d’autre part,
«Lesquels, dans la vue du mariage projeté entre eux et dont la célébration doit avoir lieu incessamment à la mairie du 9e arrondissement de Paris, ont arrêté ainsi qu’il suit les clauses et conditions civiles de leur union…»
Ici, maître Souëf fait toujours une pause pour recueillir et savourer le murmure approbateur qui ne manque pas de récompenser tant l’excellence de son organe que la parfaite justesse de son débit. Il en a eu de ces ovations dans sa brillante et longue carrière!
Deux hem! hem! et il reprit, parlant au-dessus de sa minute abaissée:
– Les obstacles tout transitoires, les conditions, si mieux on aime, auxquelles est subordonnée la célébration du mariage étant connues et acceptées par les deux parties contractantes, acceptées aussi et connues par l’ancien conseil de famille, le curateur et l’assistance entière, je n’ai dû ni mentionner ce fait qui aura disparu lors de la cérémonie ni fixer l’époque de la célébration.