– Très bien! dit Adèle.
Ce mot fut répété à l’unanimité, et maître Souëf poursuivit: «- Article premier: il y aura entre les futurs époux communauté de biens et conquêts meubles et immeubles, conformément aux dispositions du Code Napoléon, sauf les modifications ci-après:
«Article deuxième: ils ne seront pas tenus des dettes l’un de l’autre antérieures à leur mariage, et s’il en existe, elles seront acquittées par celui d’entre eux qui les aura contractées, ou du chef de qui elles proviendront, sans que l’autre époux ni la communauté en puissent être aucunement tenus…»
– Je n’aime pas cela, dit la comtesse Marguerite. Nous restaurons ici une des plus grandes maisons de l’Europe: pas de mesquineries!
– Pas de mesquineries! appuya aussitôt Adèle.
– Confiance des deux côtés! ajouta Comayrol, connu pour ses opinions chevaleresques.
Et tout le monde répéta en chœur:
– Confiance! confiance!
Maître Souëf eut un sourire quelque peu méprisant.
– Les affaires, dit-il, sont les affaires. Moi, je m’en lave les mains! Maître Souëf ayant parlé de se laver les mains, M. de Comayrol fit aussitôt le geste approprié à la circonstance, et le splendide notaire continua:
«- Article troisième: Les biens que le futur époux déclare apporter en mariage et dont il a été donné connaissance à la future épouse qui le reconnaît, sont…»
Ici, maître Souëf s’interrompit encore et agita non sans grâce le mouchoir blanc qu’il tenait à la main.
– Les deux familles ayant désiré, dit-il, que la situation spéciale où se trouvent les nouveaux époux, situation du reste commune à l’un et à l’autre, ne fût point mentionnée dans le contrat, puisqu’elle est essentiellement transitoire, je dois, dans l’intérêt de ma dignité professionnelle, l’exprimer du moins de vive voix.
– Très bien! approuva Mme Jaffret. Allez, mais faites vite.
– Il est bien entendu, reprit le notaire, que tout le monde ici connaît les circonstances du second mariage de M. le duc de Clare, qui épousa Angèle Tupinier de Baugé en Écosse, selon les lois et formalités du pays…
– Eh! oui, c’est entendu! fit Adèle.
– C’est parce que tout le monde connaît ce fait, ajouta Marguerite, que je ne vois pas l’utilité…
– Permettez! insista maître Souëf; notre profession est un sacerdoce! Je m’abstiens généralement de prononcer ce mot, qui a été à l’origine de beaucoup de plaisanteries assez plates, mais il souligne mes droits et mes devoirs. Le mariage écossais de M. le duc, père du futur époux, validé subséquemment en France, ne soulève pas l’ombre d’une difficulté, mais aggrave, par juxtaposition en quelque sorte, le fait de la perte ou de la destruction de l’acte de naissance dudit futur époux qui, rapproché de la position tout analogue où se trouve malheureusement notre chère Clotilde…
– Je demande la parole! s’écria Comayrol. Je ne puis laisser la question se présenter ainsi. Lors des émeutes de 1831 à l’archevêché, toutes les pièces relatives à l’état civil du prince Georges furent en effet détruites ou soustraites: car la duchesse même les avait déposées pour la validation du mariage religieux; mais un acte de notoriété fut dressé à l’instant même et ne l’eût-il pas été, nous pouvons réunir ici, parmi ceux à qui je parle, y compris l’honorable M. Buin et maître Souëf lui-même, les éléments d’une seconde déclaration…
– Très bien! dit Mme Jaffret de l’autre bout du salon. C’est clair! Le prince, d’un côté, Clotilde de l’autre étaient muets.
La comtesse Marguerite ajouta:
– D’ailleurs, nous n’avons nullement abandonné l’espoir de retrouver ces actes de naissance. Il est à la connaissance de tous que celui de notre Clotilde est resté entre les mains de son père jusqu’à sa mort.
Maître Souëf était radieux.
– Voilà la profession! dit-il. Aucun doute n’existe en moi. Je sais que nous avons ici les héritiers de la plus grande fortune territoriale qui soit peut-être en France à l’heure qu’il est, et vous ne voudriez pas que je prisse les précautions élémentaires qui ne manquent à aucun contrat bourgeois, stipulant des apports de mille écus et des dots de quinze cents francs!
Il respira avec bruit comme fait généralement l’acteur qui raconte la mort d’Hippolyte au Théâtre-Français, et reprit:
– Je vous remercie de vos dires qui établissent au moins la situation dans toute sa franchise, tant de la part des deux conjoints que de la part des témoins, de la famille, et de ma part à moi, instrument nécessaire et privilégié du bonheur dans le ménage…
Cela étant bien compris, parce que je l’ai exprimé ou fait exprimer nettement, j’achève l’article troisième:
«-… Les biens du futur époux sont:
«1er La fortune personnelle de Mme la duchesse douairière de Clare, princesse de Souzay, sa mère, évaluée à 80 000 livres de rentes, sur lequel revenu, ladite princesse constitue un apport de 25 000 francs, annuellement payables, selon l’acte qui a été passé en mon étude et dont la minute est ci-jointe;
«2e Ses droits actuels et liquides, mais subordonnés à la production des titres, à la succession de M. le duc de Clare, son père, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de quatre millions cinq cent mille francs;
«3e Ses droits actuels et liquides, mais, etc., comme ci-dessus, à la succession du général duc de Clare, son oncle, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de trois millions huit cent mille francs.
«4e Ses droits actuels et liquides, etc., à la succession de Mme la princesse d’Eppstein, duchesse de Clare, sa sœur de père, évaluée en biens meubles et immeubles à la somme de deux millions deux cent mille francs.
«5e Ses droits actuels et liquides…»
XXI La cavatine des millions
Il est diverses manières de savourer les grandes émotions de l’art, soit qu’il s’agisse d’une tirade sublime de Corneille, dite par Rachel, ou d’un motif divin de Rossini, chanté par Alboni.
Les uns font silence comme s’ils étaient changés en marbre, les autres vibrent dans toutes les parties de leur être et produisent à leur insu, les femmes surtout, ces sonorités profondes: soupirs, murmures, plaintes diffuses et subtiles qui sont comme la voix des admirations.
C’est la parole muette, le grand cri supprimé de la passion.
On l’entend comme une houle immense, mais discrète, qui vous enveloppe et vous submerge sans qu’aucun bruit distinct raye l’atmosphère qui se tait, mais qui gronde, imprégnée d’indéfinissables échos.
C’était ainsi dans le salon de Jaffret, qui tressaillait du haut en bas, mystérieusement touché dans toutes ses cordes invisibles par le frôlement de l’archet d’or. Il y avait un souffle de religieux émoi qui gonflait toutes les poitrines. Je ne sais pas ce qu’Orphée disait aux pierres, on prétend qu’il leur parlait d’amour, mais c’est bon pour les pierres; je sais qu’aux hommes et aux femmes la voix authentique de maître Souëf, chantant le cantique des millions, donne toujours un frémissement voluptueux.
Et pour les autres choses qui sont entraînantes aussi, et belles à leur manière, l’amour déjà cité, l’honneur, la religion, il faut les séductions de la forme.