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– Où cela s’est-il passé? demanda M. Buin.

– Entre La Galiote et le faubourg du Temple.

– À un kilomètre et demi de chez nous! fit observer le malheureux directeur, les bras en tombent! Et le parquet ne veut pas croire!

– Avez-vous remarqué, voulut dire maître Souëf, l’article 7, relatif aux reprises de la future épouse, en cas de mort du conjoint?…

Mais M. Buin l’interrompit impétueusement et s’écria, abusant un peu des heures qu’on a pour maudire ses juges:

– Est-ce qu’ils se figurent que je tiens à leur boutique? J’ai pendu ma décision à la porte de mon cabinet, ils n’auront même pas besoin d’entrer pour la prendre. Ah! vous ne connaissez ni l’administration, ni le palais, ni le train-train des routines suivi par les dindons empaillés! Malgré l’heure qu’il était, j’ai vu tout le monde au parquet et à la préfecture. On m’a ri au nez quand j’ai parlé d’une grande organisation de malfaiteurs. «Les Habits Noirs, n’est-ce pas, m’a dit un petit substitut qui n’a pas fait toutes ses dents, mais qui est plus vieux qu’Hérode, nous la connaissons celle-là, elle n’est plus bonne du tout, du tout! Et d’ailleurs, s’il y avait vraiment une association de trente à quarante mille messieurs comme il faut, parmi lesquels on compte des marquis, des millionnaires et des chefs de division, nous n’aurions plus qu’à nous en mettre, hé, monsieur Louban?» M. Louban, qui est l’homme le plus fin de Paris (officiel!) et chef de service rue de Jérusalem, a répondu en haussant les épaules: «Moi, je cherche un Habit-Noir depuis vingt-cinq ans pour le disséquer et le décrire dans le Journal des savants, jamais je n’en ai rencontre pied ni aile, et notez que nos inspecteurs s’amusent entre eux à se demander s’il fera jour demain. C’est plus rance que de l’huile à quinquet et bête comme l’histoire de Peau d’âne. Non, non, non, il n’y a pas besoin de cinquante mille hommes et d’un caporal pour faire glisser les prisonniers entre les doigts des directeurs de prisons.» Insolent gredin! Et blâmer encore ceux qui font de l’opposition au gouvernement! Ce bon M. Buin était écarlate, et les yeux lui sortaient de la tête.

– Si, au contraire, insinua paître Souëf, c’est la future épouse qui décède la première…

Mais le contrat était à mille lieues.

– Moi, d’abord, je mettrais ma main au feu, s’écria Adèle, qu’il y a des Habits Noirs et que Clément-le-Manchot est leur chef!

– Veut-on nous faire place? demanda la comtesse Marguerite, qui arrivait au bras de Comayrol.

Elle ajouta en souriant, pendant que le groupe s’ouvrait:

– N’ayez pas peur, nous ne sommes pas des Habits Noirs. C’était fort gai, et cela fit beaucoup rire.

– Belle dame, dit le pauvre M. Buin, je vous prie de m’excuser, si j’ai apporté ici une préoccupation…

– Bien naturelle, interrompit Marguerite, et à laquelle nous prenons part, je vous l’assure. Vous êtes tout excusé, bon ami, mais il n’en est pas de même de M. le prince de Souzay, qui n’est ni directeur de prison, ni prisonnier évadé, j’aime à le croire, et qui nous abandonne de la façon la plus inexcusable.

Georges rougit et se leva vivement.

– Comte, je vous remercie, reprit Marguerite en quittant le bras de Comayrol; vous avez votre liberté.

Georges présenta aussitôt le sien.

– Est-ce que vous êtes très timide, mon cousin? demanda Marguerite.

– Encore plus que je ne pourrais le dire, ma belle cousine, répondit Georges.

– Alors, ce n’est ni éloignement ni indifférence?

– Pour Mlle de Clare?… Non certes.

– Vous me feriez plaisir en me disant que vous l’aimez et que votre vœu est de la faire bien heureuse.

– Ma cousine, je vous l’affirme de tout mon cœur.

Ils arrivaient auprès de mademoiselle Clotilde, qui était plus rose qu’une fleur et dont le regard demi-baissé n’exprimait pas trop de rancune.

La place de Marguerite restait vide à côté d’elle, Georges s’y assit, mais non pas de lui-même; Marguerite avait lâché son bras en lui indiquant du doigt le fauteuil.

– Prince, dit-elle gaiement, je vous préviens que notre chérie est plus brave que vous.

En ce moment, Laurent, le domestique qui ressemblait à un rentier, ouvrit la porte et annonça que la collation était servie.

– Messieurs, la main aux dames! ordonna Adèle. Il y eut un grand mouvement dans les groupes.

– Est-ce que vous avez bien faim, mon cousin? demanda Marguerite, dont le regard était comme un joyeux défi.

– Je n’ai pas faim du tout, répondit Georges.

– À la bonne heure… et vous, mignonne?

– Ni moi non plus, répliqua mademoiselle Clotilde; mais vous feriez mieux de dire tout de suite à M. de Souzay que c’est moi qui l’ai envoyé chercher. Je ne veux pas me marier avant d’avoir causé avec mon mari.

– Vous voyez, prince, murmura la comtesse toujours souriante. Vous allez être interrogé, tenez-vous bien!

XXII Tête-à-tête

Nous savons que le prince Georges de Souzay était dans toute la force du terme un charmant cavalier. Peut-être le lecteur est-il tenté de juger qu’en ce moment sa situation tournait un peu au comique.

Pour notre part, nous n’y voyons point de mal.

Il balbutia je ne sais quel compliment, et la comtesse reprit:

– Il est d’usage dans un jour comme aujourd’hui et même auparavant, mais les circonstances ne s’y sont pas prêtées, que les deux fiancés puissent faire échange de leurs pensées. Du reste, il n’est pas trop tard: contrat n’est pas mariage. On ne peut dire que vous soyez étrangers l’un à l’autre puisque, pendant la recherche du prince, personne ici n’a jamais gêné la complète liberté de vos entretiens, mais vous n’en avez pas beaucoup profité. Causez. Entre tous les actes que nous accomplissons en notre vie, le mariage est le plus grave, et les millions ne remplacent pas le bonheur.

Sa voix trembla sur ces dernières paroles, qui furent dites avec un profond sentiment de mélancolie.

Elle embrassa Clotilde, donna la main à Georges et sortit en disant:

– Je reviendrai vous chercher pour que vous ne soyez pas déconcertés en rentrant au salon.

Georges et Clotilde étaient seuls.

Un instant ils restèrent l’un auprès de l’autre sans se parler et sans se regarder.

Après le départ de Marguerite, derrière la porte refermée du salon, ils avaient pu entendre le bruit d’une seconde porte qui pareillement se fermait.

Au bout de quelques secondes, mademoiselle Clotilde mit un doigt sur sa bouche et prononça très bas:

– Elle est peut-être encore là. Je vais bien voir!

Ce disant, elle se leva brusquement et gagna d’un saut de gazelle la porte en appelant:

– Marguerite! ma tante Marguerite!

Elle ouvrit et n’appela plus. La seconde chambre était vide.

À cette vue, la physionomie de mademoiselle Clotilde changea, et le bon, le pétulant sourire de son âge éclata tout à coup dans ses yeux.