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La pendule sonna. Une étincelle s’alluma dans les prunelles mornes du malade, pendant qu’il comptait les coups frappés par le timbre au nombre de neuf.

– C’est l’heure, dit-il d’une voix creuse et dont le son fit tressaillir la petite fille dans son coin et Morand dans son fauteuil.

C’était la première parole que M. le duc de Clare, prince de Souzay eût prononcée.

Il ajouta:

– Elle va venir.

Morand se leva et se rapprocha du lit, auprès duquel il se tint désormais debout, dans une attitude triste et soumise.

M. le duc tourna vers lui son regard qui était bienveillant et doux.

– Mon cousin, dit-il, j’ai beaucoup souffert, c’est vrai, puisque j’en vais mourir, mais cela ne m’excuse point de vous avoir oublié.

– Prince, répondit Morand qui baisa une de ses mains pâles avec un respect mêlé de tendresse, vous ne me devez rien et je ne me plains pas.

– Si fait, Stuart, vous êtes mon parent et vous n’êtes pas riche. Vous m’aimiez quand j’étais enfant…

– Et je vous aime encore, prince, du meilleur de mon cœur!

– Je le crois, je l’espère… N’avez-vous pas une fille, Morand? La petite Tilde s’entortilla dans le rideau pendant que son père répondait:

– Grâce à Dieu, si fait, prince. L’enfant est tout ce qui me reste en ce monde.

Les paupières lourdes du malade retombèrent. Sa pensée avait tourné.

– Elle sera riche, murmura-t-il comme par manière d’acquit. Elle est Stuart de Clare comme moi, je veux qu’elle soit riche.

Puis il ajouta, en élevant la voix:

– Moi aussi, j’ai un fils!

– Assurément, mon cousin… commença Morand.

Mais le malade l’interrompit d’un geste douloureux, et prononça si bas qu’on eut peine à l’entendre:

– Ai-je un fils?… Il y eut un silence.

Le malade avait fermé tout à fait les yeux et sa respiration râlait sourdement dans sa poitrine.

Au bout d’un instant, il répéta:

– Ai-je un fils? Puis il demanda:

– Morand, mon cousin, combien de minutes la pendule marque-t-elle après neuf heures?

Morand fit le tour du paravent, regarda et répondit:

– Cinq minutes.

– Elle est en retard, dit le malade, et je me sens bien faible.

– Voulez-vous prendre un doigt de vin, prince?

– Non…

Ses lèvres continuèrent de remuer lentement, mais sans produire aucun son. Morand crut comprendre qu’il demandait un médecin.

– Nous en avons un qui demeure près d’ici, dit-il, un savant et un saint; je ne l’ai jamais vu, mais tout le monde sait le nom du Dr Abel Lenoir.

Ce nom produisit sur le malade un effet extraordinaire. Il se leva tout d’une pièce comme si une décharge d’électricité l’eût dressé sur son séant et son visage blême prit une expression si effrayante que Tilde se colla au mur en poussant un cri de terreur.

– Pardonnez-moi, balbutia Morand, je n’ai pas voulu…

– Ai-je un fils? prononça pour la troisième fois le mourant qui se laissa retomber sur son oreiller.

Au bout d’un instant, il demanda encore:

– Combien de minutes après neuf heures?

– Huit, répondit Morand.

– Avez-vous pris soin de tenir ouverte la porte qui est au bout du jardin?

– Oui, prince. J’ai obéi en cela comme en tout ce qu’ordonnait votre lettre.

– Huit minutes, dit tout bas le malade, et je lui avais écrit: «Je me meurs…»

Il s’interrompit et sembla tendre l’oreille.

– Écoutez! fit-il.

Le papa Morand écouta, mais il n’entendit rien.

– C’est que vous n’êtes pas pour mourir, dit M. de Clare avec son morne sourire. Allez, mais non pas dans la chambre voisine. Soyez au rez-de-chaussée; je ne veux pas qu’on entende ce qui sera dit ici.

– Cependant, objecta Morand, si vous aviez besoin…

Le gland d’un cordon de sonnette pendait au coin de la cheminée. M. de Clare montra qu’il pouvait l’atteindre en étendant le bras.

Morand sortit, et Tilde, délivrée, se précipita sur ses pas.

Dès que M. le duc fut seul, il recommença à prêter l’oreille, et bien qu’aucun bruit appréciable ne se fît, il éleva la voix pour dire:

– Entrez, madame!

Et tout aussitôt s’ouvrit la porte qui faisait face à celle par où Morand était sorti.

III Angèle

Une femme parut sur le seuil, et s’y arrêta pour jeter un regard dans le salon. Elle était grande et admirablement gracieuse dans sa taille dont une robe noire dessinait les contours. Un voile épais de dentelle noire retombait sur son visage, et pourtant je ne sais quel rayonnement de jeunesse et de beauté traversa l’atmosphère lugubre du salon.

Vénus ne se déguise pas, a dit le poète latin: incessu patuit dea; un mouvement la trahit, un geste la dévoile. Ainsi en est-il de tous les chefs-d’œuvre de Dieu. Cachez une rose et son parfum la dénoncera.

Mais dans le vers de Virgile, Vénus marche, et c’est à son allure divine qu’elle est reconnue: celle-ci, la femme arrêtée au seuil, ne bougeait pas; le charme étrange dont je viens de parler s’épandait de son immobilité même.

– Angèle! murmura le malade dont l’œil eut une lueur ardente, pendant que ses pauvres joues pâles reprenaient une nuance de vie, approchez-vous de moi. Je vous remercie d’être venue.

Elle traversa aussitôt la chambre d’un pas rapide, mais silencieux. La panthère, cette créature charmante et terrible, marche sur des coussinets de velours. Le malade tremblait comme l’enfant qui a désiré violemment et qui voit tout à coup surgir son souhait accompli.

Elle s’arrêta à deux pas du chevet de son mari (car cette femme était Mme la princesse de Souzay, duchesse de Clare depuis la mort du général), à la place même où Morand était naguère.

Elle n’avait pas encore parlé, mais tout en elle disait la profonde émotion qui la poignait.

– Angèle! répéta le malade comme s’il eût éprouvé à prononcer ce nom une volupté mortelle qui l’exaltait et le brisait à la fois, approchez-vous.

Elle obéit.

– Donnez-moi votre main.

Elle obéit encore, mais quand le malade voulut porter cette main à ses lèvres, elle la retira, disant tout bas:

– Ne faites pas cela, monsieur le duc!

Il répondit, et son accent était plein de prières:

– Ne voyez-vous pas que je vais mourir?

L’étoffe de la robe et le voile eurent un frémissement.

– Je voudrais, dit-elle, de sa voix grave et harmonieuse comme un chant, prolonger votre vie au prix de la mienne!

Un sourire incrédule erra sur les lèvres de M. de Clare, qui murmura:

– Vous serez libre après ma mort. Elle baissa la tête et ne répliqua point.

– Que je vous voie encore une fois! dit-il. Aussitôt, elle leva son voile.

Ce fut comme un éblouissement dans cette chambre de deuiclass="underline" un front de jeune fille, tout radieux de noble candeur sous la richesse d’une adorable chevelure blonde, de cette nuance qui brûle et rafraîchit la bouche dans le baiser; un regard de femme, doux et tranchant comme le fil de ces lames damasquinées où l’acier mat étincelle d’or, un nez droit, ailé délicatement, une bouche sérieuse où se devinaient les enchantements du sourire, un cou flexible aux lignes caressantes, et sur tout cela le charme éclatant, qui ne se définit pas, le charme de l’épanouissement accompli, mais tout jeune, prodiguant le trésor de ses premiers parfums.