Son âge? L’aîné de ses fils avait douze ans, mais il y a un miracle de jeunesse dans la parfaite beauté. Et celle-ci était «belle à la folie» comme avait dit M. le prince de Souzay, qui n’était pas encore duc de Clare, en la voyant pour la première fois.
Belle de toutes les beautés, régulière et piquante, pleine en même temps de tendresses et de fiertés, rieuse et digne, hautaine avec des souplesses imprévues; elle avait tout, jusqu’à la gentillesse qui semblait si fort au-dessous d’elle.
Quand elle releva son voile, deux larmes suspendues à ses longs cils roulèrent sur la pâleur veloutée de ses joues.
Le duc laissa échapper un gémissement. La joie douloureuse qu’il éprouva était trop forte pour lui. Il ferma ses paupières éblouies.
– Vous êtes plus belle que mes souvenirs de bonheur! dit-il, parlant pour lui-même avec la voix de l’extase. Je me suis reproché souvent de vous avoir aimée; qui donc aurait pu ne pas vous aimer?…
«Mais vous avez souffert, vous aussi, Angèle? s’interrompit-il en la contemplant de nouveau.
– Oui, dit-elle, je souffre, c’est vrai.
– Cela vous serait-il un soulagement si je vous pardonnais avant de mourir?
D’un mouvement rapide comme l’éclair elle se pencha et mit un baiser sur sa main. Il en eut un choc dont la violence l’épuisa, et il pleura à son tour, balbutiant:
– Si vous aviez eu confiance en moi, comme nous aurions été heureux!
Elle se redressa, son émotion n’existait plus.
– Jamais, prononça-t-elle froidement, je ne vous ai trompé, monsieur le duc. Si j’accepte votre pardon avec reconnaissance, c’est que j’ai été votre malheur, mais cela, en dehors de ma volonté et malgré moi.
Pour la seconde fois, le malade ferma les yeux. Au bout d’un instant, il demanda:
– Mon fils est-il vivant?
– Oui, dit-elle.
– Et le vôtre?
– Oui.
C’était le même mot, mais l’accent était si différent que M. de Clare retomba tout au fond de sa mortelle tristesse. Il dit:
– Je pourvoirai au sort de votre fils, madame.
– Je ne vous ai rien demandé, répondit-elle.
– C’est vrai, vous êtes fière pour lui. Celui-là, vous l’aimez, mais l’autre… Mon fils est condamné. Il n’a jamais eu de père, et il n’aura pas de mère, Angèle! Angèle! Je vous hais et je vous maudis!
Angèle ne pleurait plus, mais sa belle tête pensive s’inclinait.
– Prince, dit-elle, vous ne savez rien de moi. Votre fils est mon fils, Dieu m’est témoin que je veux remplir mes devoirs de mère. Je suis ici pour cela. Vous vous trompez en croyant me haïr, et vous n’avez pas le droit de me maudire.
Sa voix parlait de haut, mais avec des inflexions d’une douceur angélique. Tout à coup, ses genoux fléchirent d’un brusque mouvement et le malade étonné la vit prosternée à son chevet. Il voulut protester, elle lui ferma la bouche d’une main amie, qu’il baisa malgré lui passionnément.
– William, reprit-elle, ce n’est plus pour implorer votre pardon, c’est pour vous accorder le mien; c’est aussi pour que vous m’entendiez de plus près et que votre regard voie mieux au-dedans de mon âme. J’étais la fiancée d’un homme qui m’aimait ardemment; et que je croyais aimer; j’étais sa femme devant Dieu, et c’est envers lui que je suis criminelle, car nous avions un fils. L’homme dont je parle, et dont autrefois il vous peinait d’entendre prononcer le nom…
– Abel Lenoir! interrompit M. de Clare avec amertume.
– Abel Lenoir, poursuivit-elle, ne reculait pas devant notre union, au contraire. Quelque chose en lui est plus grand que son amour, c’est le devoir…
– Vous l’aimiez, celui-là!
– Plût à Dieu que je l’eusse aimé comme il méritait d’être aimé! Je suis femme. Peut-être la noblesse, la sainteté plutôt de ce cœur où jamais n’entra une pensée égoïste ou mauvaise, était-elle par trop au-dessus de moi…
– Qui donc aimiez-vous, alors? interrompit M. de Clare.
– Mon fils, répondit-elle en baissant les yeux, le petit enfant qui était dans son berceau entre nous deux…
– Et vous avez abandonné son père! s’écria le duc.
Il s’était relevé sur le coude; l’indignation rendait une force à sa voix.
Angèle courba la tête dans sa douleur humiliée. En elle, la sincérité du repentir s’imposait comme une évidence. Elle était si merveilleusement belle ainsi que le duc se renversa en arrière, vaincu par une angoisse d’amour.
– Oui, dit-elle, répétant la parole déjà prononcée: envers lui, je fus criminelle, et lui, mais lui seulement aurait le droit de me maudire…
– Qu’importe? Je le hais. L’avez-vous revu?
– Jamais, et ce n’est pas de lui que je viens vous entretenir, mais de vous. J’en appelle à vos souvenirs, William. Vous étiez beau, brillant, vous aviez cette couronne de passions et de folies qui nous attire, dit-on, nous autres femmes; vous étiez noble presque autant qu’un roi, et riche à réaliser les souhaits des contes de fées. Quand notre mauvais sort nous plaça en face l’un de l’autre, quel accueil reçûtes-vous!
M. de Clare garda le silence.
– Avez-vous oublié, continua Angèle, que bien des fois, ah! plus de cent fois, je vous ai dit: il y a un secret qui me sépare de vous!…
– Je croyais que c’était un prétexte, balbutia le duc, j’avais si grande terreur de n’être pas aimé!
– Vous étiez aimé, William, comment pourrai-je vous dire cela? aimé d’une autre tendresse, mais plus vivement peut-être qu’Abel. J’étais bien enfant: avais-je seize ans révolus? Vous m’apparaissiez comme un soleil; mais à travers vos rayons, je voyais au moins des taches. Toutes les curiosités de mon âge et toutes les frayeurs aussi étaient éveillées par vous en moi. Cependant, et c’est ici qu’il faut m’écouter, je n’aurais jamais consenti à devenir votre femme sans les conseils du marquis…
– Votre père, dit M. de Clare avec une nuance de mépris.
– Oh!… fit Angèle en se redressant de son haut. Il y avait dans sa voix de l’horreur et du dégoût.
– M. le marquis de Tupinier n’est-il pas votre père?
– Non, grâce au ciel! cette honte, cette douleur me sont au moins épargnées.
– Alors, comment ai-je pu le croire si longtemps?
Les paroles se pressaient sur les lèvres d’Angèle, on voyait bien qu’elle était sûre de vaincre pourvu qu’il lui fût permis de plaider; mais depuis quelques minutes, son regard, attaché à celui du malade, suivait avec inquiétude le progrès visible de sa faiblesse.
– Monsieur le duc, demanda-t-elle, ne voulez-vous point prendre un instant de repos? La fatigue vous accable.