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– Eh bien! dit Angèle à voix basse, jamais je ne m’étais adressé à moi-même cette question, voilà pourquoi j’hésite. J’interroge ma conscience pour vous dire la vérité vraie, puisque vous souhaitez l’entendre. Je n’ai pas aimé Abel plus que vous, je l’affirme, peut-être l’ai-je aimé moins que vous.

– Qui donc avez-vous aimé! s’écria le duc, tout vibrant de fièvre, qui?

Elle n’hésita pas, cette fois, et répondit:

– Personne.

Et, en vérité, il y avait dans la miraculeuse beauté de cette femme quelque chose d’intact et de froid qui appuyait son dire et répétait: «Personne!»

– Vous ne me croyez pas, reprit-elle en laissant glisser autour de sa belle bouche un demi-sourire tout plein de mélancolie, je ne regarde pas souvent du côté de mon passé, qui est si triste. Je n’ai aimé (de la façon que vous entendez) ni mon bon Abel, qui laisse dans ma pensée un doux, un exquis souvenir, ni vous, qui aviez surpris pourtant mon imagination comme un prince des contes de fées; Abel était mon ami, et vous, avant de me délaisser, deux fois mère que j’étais, vous viviez en esclave, prosterné à mes genoux.

– Et depuis lors?

Le sourire d’Angèle eut d’orgueilleux rayons.

– J’avais mon fils, dit-elle.

– Lequel? demanda le duc.

– J’avais mes deux enfants, rectifia Angèle avec un peu de confusion.

– Lequel? répéta M. de Clare, dont les yeux demi-clos la couvraient d’un regard intense. Duquel parliez-vous quand vous avez dit: «J’avais mon fils.»

Elle prit son parti vaillamment, et répondit, après un silence:

– Je parlais de celui qui n’est qu’à moi et qui n’a que moi, de mon aîné, de mon premier…

Elle s’interrompit tout à coup pour ajouter:

– Et tenez! voilà mon secret. Je n’ai pas pu vous le dire il n’y a qu’une minute, parce que je ne le connaissais pas moi-même: je ne pouvais aimer que mon maître. Cet enfant commande, j’obéis; voilà pourquoi je l’adore!

Les sourcils du malade se froncèrent, et il sembla faire un grand effort pour murmurer cette question:

– Et l’autre lui obéit aussi?

– Ils s’aiment, répliqua Angèle: ils seront de bons frères.

M. le duc de Clare, qui semblait calme depuis quelques instants, s’agita et fit effort pour se retourner sur sa couche.

– Vous n’aimez qu’un de vos fils, madame, prononça-t-il d’un ton profondément courroucé, vous êtes une mauvaise mère!

– Et cependant, répondit-elle presque humblement, je suis ici pour l’autre, pour celui que, selon vous, je n’aime pas, et qui n’a pas besoin qu’on l’aime, car il a tout ce que l’autre n’a pas: un grand nom, une grande fortune; il sera heureux en cette vie, et glorieux, si son père ne l’abandonne pas en mourant comme mon mari vivant m’a rejetée loin de lui. J’étais coupable, moi, à tout le moins de mon silence; monsieur le duc, votre fils est innocent.

Elle ne voyait plus le visage du malade, tourné maintenant vers la ruelle du lit. Comme il ne répliquait point, elle poursuivit:

– Je ne demande rien pour moi, je n’accepterais rien pour l’autre.

Je viens réclamer pour votre fils son titre et sa fortune. Si vous ne m’avez pas bassement abusée, je suis votre femme légitime. Je viens chercher mon acte de mariage, dressé selon la coutume écossaise, et l’acte de naissance de votre enfant: les avez-vous?

– Je les ai, répondit le malade.

– Donnez-les-moi.

Cette fois, M. de Clare garda le silence.

– Donnez-les-moi, répéta Angèle, si vous ne voulez pas que l’enfant soit comme la mère, sans ressources et sans nom!

Un spasme secoua le corps du malade qui appela faiblement:

– Morand! mon cousin Morand!

Il ajouta, en essayant vainement de se relever sur le coude:

– C’est fini! je me meurs…

– William! dit Angèle épouvantée, avez-vous une potion? Que voulez-vous?

Son regard cherchait autour de la chambre.

De la poitrine du mourant sortit ce gémissement qui est arraché par tout effort désespéré. Il se retourna si brusquement qu’Angèle fut obligée de le retenir pour l’empêcher de tomber hors du lit.

Il la repoussa avec une sorte d’horreur.

– Je souffre l’enfer! cria-t-il en cet éclat de voix strident que sonne parfois l’agonie. Morand! Tardenois! Larsonneur! Jaffret! à moi! chassez cette femme!… Vous, ne me touchez pas! Vous me déchirez et vous me brûlez!… Je n’ai jamais vu mon fils! je ne sais pas si j’ai un fils… où est-il?

– Je l’ai caché…

– Pour le dépouiller peut-être…

– William! William!…

– Mon fils!… où est mon fils? Un médecin! Je meurs!…

– Je vais chercher l’enfant! s’écria Angèle en courant comme une folle vers la porte. Un médecin! un médecin!

Le duc de Clare était retombé immobile et muet.

Angèle ouvrit violemment la porte par où elle était entrée quelques instants auparavant et se heurta contre un homme qui semblait là aux écoutes.

– Le marquis! fit-elle en reculant comme si on l’eût frappée au visage: mon parrain!

– Chérie, dit l’homme avec le mauvais sourire des coquins qui ont toute honte bue, voilà le médecin! je me suis fait docteur sur mes vieux jours, vois un peu comme ça se rencontre!

Et, la prenant à bras-le-corps, il planta sur ses lèvres un retentissant baiser.

V Deux feuilles de papier

C’était un homme déjà vieux, de taille moyenne, très maigre, vêtu en bon bourgeois et portant lunettes sur un long nez tranchant. Sa figure, d’une laideur remarquable, avait cette forme aquiline que beaucoup de gens prennent pour un signe de race; mais quelque chose de cynique et de repoussant était dans le regard de ses yeux ronds comme ceux d’un vautour. Il était chauve, de cette façon particulière et assez rare qui ne laisse pas même autour du crâne la couronne de cheveux ressortant sous le chapeau: cela augmentait sa ressemblance avec les oiseaux de proie.

Nous savons son nom pour l’avoir entendu prononcer plus d’une fois dans les précédents chapitres; il s’appelait M. le marquis de Tupinier et n’en avait pas l’air, malgré son nez de gentilhomme.

Non seulement il emprunta, comme nous l’avons dit, cet indécent baiser à la bouche charmante de Mme la duchesse de Clare, mais encore il l’entraîna sur un mouvement de valse très bien exécuté, en dehors de la porte qu’il referma.

– Ma belle bichette, dit-il d’un ton de bonne humeur, tu as bien fait de venir, peste! C’est l’instant, c’est le moment, mais je te ferai observer que tu aurais dû m’avertir. On n’aime donc plus son parrain? Et encore tu avais mis le verrou à la porte du jardin. J’ai été obligé de passer par-dessus le mur et de monter par la fenêtre… à mon âge!

Son doigt désigna un carreau, largement tranché au diamant de vitrier, et dont l’ouverture laissait entrer un courant d’air glacial.