Un quatrième domaine, beaucoup plus restreint, qui n'occupait que quelques collaborateurs de temps en temps, était constitué par ce qu'on appelait les ESP, c'est-à-dire les enquêtes sur la personne. Armanskij n'était pas un adepte inconditionnel de ce secteur de l'activité. Il était moins lucratif et c'était une branche délicate qui faisait plus appel au jugement et à la compétence du collaborateur qu'à une connaissance en technique de télécommunications ou en installation discrète d'appareils de surveillance. Les enquêtes sur la personne étaient acceptables lorsqu'il s'agissait de simples renseignements sur la solvabilité de quelqu'un, de vérifier le CV d'un futur collaborateur ou les agissements d'un employé qu'on soupçonnait de laisser fuir des informations sur son entreprise ou de s'adonner à une activité criminelle. Dans de tels cas, les ESP s'inscrivaient dans le domaine opératoire.
Mais à tout bout de champ ses clients venaient lui soumettre des problèmes d'ordre privé qui avaient tendance à induire des conséquences malvenues. Je veux savoir qui est ce voyou avec qui ma fille sort... Je crois que ma femme me trompe... Le fiston est OK, mais c'est les copains qu'il fréquente... On me fait chanter... Le plus souvent, Armanskij opposait un non catégorique. Si la fille était majeure, elle avait le droit de fréquenter tous les voyous qu'elle voulait, et il était d'avis que l'infidélité devait se régler entre époux. Dissimulés dans toutes ces demandes, il y avait des pièges qui potentiellement pouvaient mener à des scandales et causer des soucis juridiques pour Milton Security, raison pour laquelle Dragan Armanskij exerçait un contrôle strict sur ces missions, qui d'ailleurs ne généraient que de l'argent de poche dans le chiffre d'affaires total de l'entreprise.
LE SUJET DE CE MATIN était malheureusement justement une enquête sur la personne et Dragan Armanskij arrangea les plis de son pantalon avant de se pencher en arrière dans son fauteuil de bureau confortable. Avec scepticisme, il contempla Lisbeth Salander, sa collaboratrice de trente-deux ans sa cadette, et constata pour la millième fois que personne ne pouvait paraître plus mal placé qu'elle dans une entreprise de sécurité prestigieuse. Son scepticisme était à la fois réfléchi et irrationnel. Aux yeux d'Armanskij, Lisbeth Salander était sans conteste le researcher le plus compétent qu'il ait rencontré au cours de toutes ses années dans la branche. Durant les quatre années qu'elle avait travaillé pour lui, elle n'avait foiré aucune mission, ni rendu un seul rapport médiocre.
Au contraire — ce qu'elle produisait était à classer hors catégorie. Armanskij était persuadé que Lisbeth Salander possédait un don unique. N'importe qui pouvait sortir des renseignements bancaires ou effectuer un contrôle à la perception, mais Salander avait de l'imagination et revenait toujours avec tout autre chose que ce qu'on attendait. Il n'avait jamais vraiment compris comment elle se débrouillait, parfois sa capacité à trouver des informations semblait relever de la magie pure. Extrêmement familière des archives administratives, elle savait dénicher les renseignements les plus obscurs. Elle avait surtout la capacité de se glisser dans la peau de la personne sur qui elle enquêtait. S'il y avait une merde à mettre au jour, elle zoomait dessus tel un missile de croisière programmé.
Incontestablement, elle avait le don.
Ses rapports pouvaient constituer une véritable catastrophe pour la personne qui s'était fait coincer par son radar. Armanskij avait encore la sueur qui perlait quand il se rappelait la fois où il lui avait donné pour mission de faire un contrôle de routine sur un chercheur en pharmaceutique avant la cession d'une entreprise. Le boulot devait prendre une semaine, mais se prolongeait. Après quatre semaines de silence et plusieurs rappels à l'ordre qu'elle avait ignorés, elle était revenue avec un rapport spécifiant que l'objet de la recherche était pédophile. A deux reprises au moins le gars avait eu recours à une prostituée de treize ans à Tallinn, et certains signes indiquaient qu'il témoignait un intérêt malsain à la fille de sa compagne.
Salander avait des qualités qui par moments poussaient Armanskij au bord du désespoir. Quand elle avait découvert que l'homme était pédophile, elle n'avait pas pris le téléphone pour avertir Armanskij, elle ne s'était pas précipitée dans son bureau pour un entretien. Au contraire — sans indiquer par le moindre mot que le rapport contenait des informations explosives de proportions quasi nucléaires, elle l'avait posé sur son bureau un soir, alors qu'Armanskij était sur le point d'éteindre et de rentrer chez lui. Il avait emporté le rapport et ne l'avait ouvert que plus tard dans la soirée, au moment où, enfin décontracté, il partageait une bouteille de vin avec sa femme devant la télé dans le séjour de sa villa à Lidingô.
Le rapport était comme toujours d'une minutie quasi scientifique avec des notes en bas de page, des citations et des indications exactes des sources. Les premières pages retraçaient le passé de l'objet, sa formation, sa carrière et sa situation économique. Ce n'était qu'à la page 24, dans un paragraphe intermédiaire, que Salander lâchait la bombe des escapades à Tallinn, sur le même ton objectif qu'elle utilisait pour dire qu'il habitait une villa à Sollentuna et qu'il conduisait une Volvo bleu marine. Pour étayer ses affirmations, elle renvoyait à une annexe volumineuse, avec des photographies de la fille mineure en compagnie de l'objet. La photo avait été prise dans le couloir d'un hôtel à Tallinn et il avait la main glissée sous le pull de la fille. Et, d'une manière ou d'une autre, Lisbeth Salander avait en plus réussi à retrouver la fille et l'avait persuadée de livrer un témoignage détaillé enregistré sur cassette.
Le rapport avait déclenché exactement le chaos qu'Armanskij voulait éviter. Pour commencer, il avait été obligé d'avaler deux comprimés que son médecin lui avait prescrits contre l'ulcère à l'estomac. Ensuite, il avait convoqué le commanditaire pour un entretien sinistre et des plus brefs. Pour finir — et malgré la réticence spontanée du commanditaire — il avait été obligé de transmettre immédiatement les données à la police. Ce qui signifiait que Milton Security risquait d'être entraînée dans un enchevêtrement d'accusations et de contre-accusations. Si le dossier ne tenait pas la route ou si l'homme était relaxé, l'entreprise risquait une action judiciaire pour diffamation. La tuile totale !