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Puis le silence. Armanskij n'avait rien dit pendant quelques minutes, tout occupé à feuilleter le rapport en question. Celui-ci était présenté avec compétence, écrit dans une prose compréhensible et bourré de références, de sources et de déclarations d'amis et de connaissances de l'objet. Finalement il avait levé les yeux et prononcé deux mots :

— Prouve-le.

— Combien de temps vous me donnez ?

— Trois jours. Si tu n'arrives pas à prouver tes affirmations vendredi après-midi, tu es virée.

TROIS JOURS PLUS TARD elle avait remis un rapport avec des références de sources tout aussi explicites qui avaient transformé l'agréable jeune yuppie en un fumier douteux. Armanskij avait lu son rapport plusieurs fois pendant le week-end et passé une partie du lundi à une contrevérification peu enthousiaste de quelques-unes de ses affirmations. Avant même de commencer le contrôle, il savait que ses informations se révéleraient exactes.

Armanskij était perplexe et irrité contre lui-même de l'avoir manifestement mal jugée. Il l'avait crue bouchée, peut-être même un peu débile. Il ne s'était pas attendu à ce qu'une fille qui avait tellement séché les cours qu'elle n'avait même pas eu de notes en fin de collège puisse écrire un rapport qui non seulement était correct du point de vue linguistique mais qui, en outre, contenait des observations et des informations dont il se demandait comment elle avait pu les obtenir.

Il savait pertinemment que personne d'autre à Milton Security n'aurait pu sortir un extrait du journal confidentiel d'un médecin de SOS-Femmes en détresse. Quand il lui demanda comment elle s'y était prise, il n'obtint qu'une réponse évasive. Elle n'avait pas l'intention de griller ses sources, dit-elle. Peu à peu, il devint clair pour Armanskij que Lisbeth Salander n'avait en aucune façon l'intention de discuter de ses méthodes de travail, ni avec lui ni avec qui que ce soit d'autre. Cela l'inquiétait — mais pas suffisamment pour qu'il résiste à la tentation de la tester.

Il réfléchit à la chose pendant quelques jours.

Il se rappela les mots de Holger Palmgren quand il la lui avait envoyée. Tout le monde doit avoir sa chance. Il pensa à sa propre éducation musulmane qui lui avait appris que son devoir envers Dieu était d'aider les exclus. Il ne croyait certes pas en Dieu et n'avait pas mis les pieds dans une mosquée depuis l'adolescence, mais il avait l'impression que Lisbeth Salander était quelqu'un qui avait besoin d'une aide et d'un soutien solides. Il n'avait vraiment pas accompli beaucoup d'actions de ce genre dans sa vie.

AU LIEU DE LA VIRER, il convoqua Lisbeth Salander pour un entretien privé, où il essaya de comprendre comment était réellement fichue cette fille compliquée. Sa conviction qu'elle souffrait d'un dérangement sérieux en fut renforcée, mais il découvrit aussi que derrière son profil d'emmerdeuse se dissimulait une personne intelligente. Il la voyait frêle et dérangeante mais commençait aussi — non sans étonnement — à bien l'aimer.

Au cours des mois suivants, Armanskij prit Lisbeth Salander sous son aile. S'il avait été sincère avec lui-même, il aurait dit qu'il se chargeait d'elle comme d'un petit projet social. Il lui donnait des tâches de recherche simples et essayait de la tuyauter sur la meilleure façon de procéder. Elle écoutait patiemment, s'en allait et réalisait la mission totalement à sa façon à elle. Il demanda au responsable des services techniques de Milton de lui donner un cours d'informatique de base ; Salander resta sans moufter sur sa chaise pendant tout un après-midi avant que le responsable, un peu éberlué, vienne rapporter qu'elle semblait déjà posséder davantage de connaissances en informatique que la plupart des collaborateurs de l'entreprise.

Armanskij s'aperçut rapidement que, malgré des entretiens de plan de carrière, d'offres de formation interne et d'autres moyens de persuasion, Lisbeth Salander n'avait pas l'intention de s'adapter aux routines de bureau chez Milton. Cela le mit face à un dilemme compliqué.

Elle était toujours un élément d'irritation pour les collègues. Armanskij avait conscience qu'il n'aurait pas accepté d'un autre collaborateur de tels horaires aléatoires, et qu'en temps normal il aurait bientôt posé un ultimatum exigeant un changement. Il devinait aussi que s'il mettait Lisbeth Salander face à un ultimatum ou s'il la menaçait d'un licenciement, elle ne ferait que hausser les épaules. Par conséquent, soit il lui faudrait se séparer d'elle, soit il devrait accepter qu'elle ne fonctionnait pas comme les gens normaux.

LE PLUS GROS PROBLÈME CEPENDANT pour Armanskij était qu'il n'arrivait pas à déterminer ses propres sentiments pour la jeune femme. Elle était comme une démangeaison inconfortable, elle était repoussante et en même temps attirante. Il ne s'agissait pas d'une attirance sexuelle, en tout cas pas qu'Armanskij voulait s'avouer. Les femmes qu'il reluquait d'ordinaire étaient blondes et opulentes, avec des lèvres pulpeuses qui titillaient son imagination. De plus il était marié depuis vingt ans avec une Finlandaise prénommée Ritva qui, à cinquante ans passés, remplissait encore plus que bien toutes ces exigences. Il n'avait jamais été infidèle, mettons qu'il avait peut-être vécu quelques rares moments que sa femme aurait pu mal interpréter si elle avait été au courant, mais son mariage était heureux et il avait deux filles de l'âge de Salander. Quoi qu'il en soit, il ne s'intéressait pas aux filles sans poitrine que de loin on pouvait confondre avec des garçons maigrelets. Ce n'était pas son style.

Malgré cela, il avait commencé à se prendre en flagrant délit de rêves mal placés sur Lisbeth Salander, et il avouait qu'il n'était pas totalement indifférent à sa présence. Mais l'attirance, se disait Armanskij, venait du fait que Salander était pour lui un être exotique. Il aurait tout aussi bien pu s'amouracher d'un tableau représentant une nymphe grecque. Salander représentait une vie irréelle, qui le fascinait mais qu'il ne pouvait pas partager — et que de toute façon elle lui interdisait de partager.

Un jour, Armanskij se trouvait à une terrasse de café sur Stortorget, dans la vieille ville, quand Lisbeth Salander était arrivée et s'était installée à une table à l'autre bout de la terrasse. Elle était accompagnée de trois filles et d'un garçon, tous habillés de façon semblable. Armanskij l'avait observée avec curiosité. Elle semblait aussi réservée qu'au bureau, mais elle avait tout de même souri à quelque chose que racontait une fille aux cheveux pourpres.

Armanskij se demandait comment Salander réagirait s'il arrivait au bureau les cheveux verts, avec un jean usé et un blouson de cuir clouté et peinturluré. L'accepterait-elle comme un des siens ? Peut-être — elle semblait accepter tout ce qui l'entourait avec un air de j'm'en tape, c'est pas mon problème. Mais le plus probable était qu'elle se foutrait de lui.

Elle lui tournait le dos et n'avait pas regardé une seule fois de son côté, elle ignorait apparemment totalement qu'il se trouvait là. Il se sentit bizarrement dérangé par sa présence et quand, au bout d'un moment, il se leva pour s'esquiver en douce, elle tourna la tête et le regarda droit dans les yeux, comme si elle avait tout le temps su qu'il était là et qu'elle l'avait eu dans son collimateur. Son regard l'atteignit si brusquement qu'il le ressentit comme une attaque, et il fit semblant de ne pas la voir et quitta la terrasse d'un pas rapide. Elle ne l'appela pas, mais le suivit des yeux, et son regard n'avait cessé de lui brûler le dos jusqu'à ce qu'il tourne au coin de la rue.