A part les moutons, la ferme élevait aussi des vaches, des cochons et des poulets.
Mikael constata que Cochran Farm était une très grande entreprise avec un chiffre d'affaires annuel impressionnant, fondé sur l'exportation entre autres vers les Etats-Unis, le Japon, la Chine et l'Europe.
Les biographies fournies étaient encore plus fascinantes.
En 1972, Cochran Farm était passée en héritage d'un Raymond Cochran à un Spencer Cochran, formé à Oxford en Angleterre. Spencer était décédé en 1994, et depuis la ferme était dirigée par sa veuve. Elle figurait sur une photo floue de faible résolution qui avait été téléchargée du site de Cochran Farm sur Internet et qui montrait une femme blonde aux cheveux courts. Elle avait le visage à moitié détourné et elle était en train de caresser un agneau. Selon Joshua, le couple s'était marié en Italie en 1971.
Elle s'appelait Anita Cochran.
MIKAEL PASSA LA NUIT dans un trou perdu et desséché au nom porteur d'espoir : Wannado. Au pub du coin, il mangea de la viande de mouton rôtie et éclusa trois pints avec des talents locaux qui l'appelaient mate et qui parlaient avec un drôle d'accent. Il avait l'impression d'avoir débarqué en plein tournage de Crocodile Dundee.
Avant de s'endormir tard dans la nuit, il appela Erika Berger à New York.
— Je suis désolé, Ricky, mais j'ai été tellement pris que je n'ai pas eu le temps d'appeler.
— Mais qu'est-ce qui se passe à Hedestad, bon sang ?! explosa-t-elle. Christer m'a appelée pour dire que Martin Vanger est mort dans un accident de voiture.
— C'est une longue histoire.
— Et pourquoi tu ne réponds pas au téléphone ? Ça fait des jours et des jours que je n'arrête pas de t'appeler.
— Ça ne capte pas d'ici.
— Tu es où, là ?
— En ce moment, environ à deux cents kilomètres au nord d'Alice Springs. En Australie, par conséquent.
Mikael avait rarement réussi à surprendre Erika. Cette fois-ci elle resta muette pendant près de dix secondes.
— Et qu'est-ce que tu fais en Australie ? Si je peux me permettre.
— Je suis en train de terminer le boulot. Je serai de retour en Suède dans quelques jours. Je t'appelais simplement pour raconter que la mission pour Henrik Vanger est bientôt terminée.
— Tu veux dire que tu as trouvé ce qui est arrivé à Harriet ?
— Il semble que oui.
IL ARRIVA A COCHRAN FARM vers midi le lendemain, pour apprendre qu'Anita Cochran se trouvait dans un district de production à un endroit nommé Makawaka et situé cent vingt kilomètres plus à l'ouest.
Il était 16 heures quand Mikael trouva la localité après avoir sillonné un grand nombre de backroads. Il s'arrêta devant une grille où une bande de fermiers s'étaient rassemblés autour du capot d'une jeep pour manger un morceau. Mikael descendit, se présenta et expliqua qu'il cherchait Anita Cochran. Les gars se tournèrent vers un homme musclé d'une trentaine d'années, apparemment celui de la bande qui prenait les décisions. Il était torse nu et bronzé sauf là où son tee-shirt avait laissé des marques blanches. Il portait un chapeau de cow-boy.
— Well, mate, le boss se trouve à une dizaine de bornes par là, dit-il en faisant un geste du pouce.
Il regarda la voiture de Mikael avec scepticisme et ajouta que ce n'était pas forcément une bonne idée de poursuivre la route avec ce joujou japonais. Pour finir, l'athlète bronzé dit que de toute façon il devait y aller et qu'il pouvait emmener Mikael dans sa jeep, de loin le seul véhicule adapté au genre de terrain qui les attendait. Mikael remercia et prit soin d'emporter le sac avec son ordinateur portable.
L'HOMME DIT QU'IL S'APPELAIT JEFF et raconta qu'il était le studs manager at the station. Mikael demanda une traduction. Jeff le regarda d'un air bizarre et constata que Mikael ne devait pas être du pays. Il expliqua que studs manager était à peu près l'équivalent d'un chef d'agence dans une banque, sauf qu'il traitait avec des moutons et que station était le mot australien pour « ranch ».
Ils continuèrent à bavarder pendant que Jeff manœuvrait la jeep avec bonhomie à vingt kilomètres à l'heure dans une pente impressionnante menant au fond d'un ravin. Mikael remercia sa bonne étoile de ne pas avoir essayé de poursuivre avec sa voiture de location. Il demanda ce qui se trouvait en bas du ravin et apprit qu'il y avait des pâturages pour 700 moutons.
— Si j'ai bien compris, Cochran Farm est une très grosse exploitation.
— On est une des plus grandes en Australie, répondit Jeff avec une certaine fierté dans la voix. On a environ 9 000 moutons ici dans le district de Makawaka, mais on a aussi des stations en Nouvelle-Galles-du-Sud et en Australie-Occidentale. En tout, on a plus de 63 000 moutons.
Ils sortirent du ravin sur un terrain vallonné mais plus doux. Soudain Mikael entendit des coups de feu. Il vit des cadavres de moutons, de grands brasiers et une douzaine d'ouvriers agricoles. Tous semblaient avoir des carabines dans les mains. Ces gens procédaient manifestement à l'abattage des bêtes.
Malgré lui, Mikael fit l'association avec les agneaux du sacrifice biblique.
Puis il vit une femme en jean et chemise à carreaux blanc et rouge avec des cheveux blonds et courts. Jeff se gara à quelques mètres d'elle.
— Hi boss. We got a tourist, fit-il.
Mikael descendit de la jeep et la regarda. Elle lui rendit son regard, les yeux interrogateurs.
— Bonjour Harriet. Ça fait un bail qu'on ne s'est pas vus, dit Mikael en suédois.
Aucun des hommes qui travaillaient pour Anita Cochran ne comprit ce qu'il lui disait, mais ils purent voir sa réaction. Elle fit un pas en arrière, l'air paniquée. Les hommes d'Anita Cochran eurent instantanément un réflexe de protection de leur patronne. Ils la virent blêmir, cessèrent de rigoler et se dressèrent, prêts à s'interposer entre elle et cet étranger bizarre qui manifestement lui causait du désagrément. L'amabilité de Jeff s'était totalement envolée lorsqu'il fit un pas en direction de Mikael.
Mikael se rendit compte qu'il se trouvait dans un terrain inaccessible à l'autre bout de la planète, entouré d'une bande d'éleveurs de moutons ruisselants de sueur avec des carabines dans les mains. Un mot d'Anita Cochran et ils le trufferaient de plomb.
Puis l'instant passa. Harriet Vanger leva la main dans un geste apaisant et les hommes reculèrent. Elle s'approcha de Mikael et croisa son regard. Elle était trempée de sueur et son visage était sale. Mikael remarqua que ses cheveux blonds avaient des racines plus sombres. Elle était plus âgée et son visage émacié, mais elle était devenue exactement la belle femme que sa photo de confirmation laissait présager.
— Nous nous sommes déjà rencontrés ? demanda Harriet Vanger.
— Oui. Je m'appelle Mikael Blomkvist. Tu étais ma baby-sitter un été quand j'avais trois ans. Tu en avais douze ou treize à l'époque.