Quelques secondes s'écoulèrent avant que son regard s'illumine et Mikael vit que soudain elle s'en souvenait. Elle avait l'air stupéfaite.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Harriet, je ne suis pas ton ennemi. Je ne suis pas ici pour te faire du mal. Mais il faut qu'on parle.
Elle se tourna vers Jeff et lui dit de la remplacer, puis elle fit signe à Mikael de la suivre. Ils marchèrent environ deux cents mètres jusqu'à un groupe de tentes de toile blanche dans un petit bosquet. Elle indiqua une chaise pliante devant une table bancale, versa de l'eau dans une bassine et se rinça le visage, s'essuya, puis entra dans la tente pour changer de chemise. Elle prit deux bières dans une glacière et s'assit en face de Mikael.
— Ça y est. Alors je t'écoute, maintenant.
— Pourquoi vous tuez les moutons ?
— Nous avons affaire à une épidémie. La plupart de ces moutons sont probablement en très bonne santé, mais nous ne pouvons pas risquer que ça se propage. Nous allons être obligés d'abattre plus de 600 moutons cette semaine. Je ne suis donc pas de très bonne humeur.
Mikael hocha la tête.
— Ton frère s'est tué en voiture il y a quelques jours.
— J'ai appris ça.
— De la bouche d'Anita Vanger quand elle t'a appelée.
Elle le scruta du regard un long moment. Puis elle hocha la tête. Elle avait compris qu'il était vain de nier des évidences.
— Comment m'as-tu trouvée ?
— Nous avons mis le téléphone d'Anita sur écoute. Mikael, lui aussi, estima qu'il n'avait aucune raison de mentir. J'ai rencontré ton frère quelques minutes avant qu'il décède.
Harriet Vanger fronça les sourcils. Il croisa son regard. Puis il retira le foulard ridicule qu'il avait mis, baissa le col et montra la trace du nœud coulant. C'était rouge vif et il garderait probablement une cicatrice en souvenir de Martin Vanger.
— Ton frère m'avait suspendu dans un nœud coulant quand ma partenaire est arrivée pour foutre la raclée de sa vie à ce salopard.
Quelque chose s'alluma dans les yeux de Harriet.
— Je crois qu'il vaut mieux que tu racontes l'histoire depuis le début.
IL FALLUT PLUS D'UNE HEURE pour tout dire. Mikael commença par raconter qui il était et résuma ses déboires professionnels. Il décrivit ensuite comment Henrik Vanger lui avait donné cette mission et pourquoi ça tombait bien pour lui d'aller s'installer à Hedeby. Il parla de l'enquête de police aboutissant à des impasses et il raconta comment Henrik avait mené son enquête personnelle durant toutes ces années, persuadé que quelqu'un de la famille avait assassiné Harriet. Il démarra son ordinateur et expliqua comment il avait trouvé les photos de la rue de la Gare et comment lui et Lisbeth avaient commencé à rechercher un tueur en série qui s'était avéré être deux individus.
Tandis qu'il parlait, le crépuscule tomba. Les hommes se préparèrent pour la soirée, des feux de camp furent allumés et des marmites se mirent à mijoter. Mikael remarqua que Jeff restait à proximité de sa patronne et qu'il gardait un œil méfiant sur Mikael. Le cuisinier servit Harriet et Mikael. Ils s'ouvrirent une autre bière chacun. Quand Mikael eut terminé son récit, Harriet garda le silence un moment.
— Mon Dieu, dit-elle.
— Tu as loupé le meurtre d'Uppsala.
— Je ne l'ai même pas cherché. J'étais tellement soulagée que mon père soit mort et que la violence soit terminée. Il ne m'est jamais venu à l'esprit que Martin... Elle se tut. Je suis contente qu'il soit mort.
— Je te comprends.
— Mais ton récit n'explique pas comment vous avez compris que j'étais en vie.
— Une fois que nous avions trouvé ce qui s'était passé, il n'était pas très difficile de déduire la suite. Pour pouvoir disparaître, tu avais forcément eu besoin d'aide. Anita Vanger était ta confidente et la seule qui pouvait te l'apporter. Vous étiez amies et elle avait passé l'été avec toi. Vous aviez habité dans la maisonnette de Gottfried. Si tu t'étais confiée à quelqu'un, c'était forcément à elle — et elle venait de passer son permis de conduire.
Harriet Vanger le regarda avec un visage neutre.
— Et maintenant que tu sais que je suis en vie, qu'est-ce que tu vas faire ?
— Je vais le raconter à Henrik. Il mérite de le savoir.
— Et ensuite ? Tu es journaliste.
— Harriet, je n'ai pas l'intention de te dénoncer aux médias. J'ai déjà commis tant de fautes professionnelles dans cette salade que l'Association des journalistes m'exclurait probablement s'ils étaient au courant. Il essaya de plaisanter. Une faute de plus ou de moins n'y change rien et je ne veux pas porter préjudice à mon ancienne baby-sitter.
Elle n'eut pas l'air de trouver ça drôle.
— Combien de personnes connaissent la vérité ?
— Que tu es en vie ? En cet instant, il n'y a que toi, moi, Anita et ma partenaire Lisbeth. Dirch Frode connaît environ deux tiers de l'histoire, mais il croit toujours que tu es décédée en 1966.
Harriet Vanger sembla réfléchir à quelque chose. Elle fixa l'obscurité au-delà du camp. Mikael eut de nouveau la désagréable sensation de se trouver dans une situation exposée et il se rappela que Harriet Vanger avait une carabine appuyée contre la toile de la tente à portée de main.
Puis il se secoua et cessa de gamberger. Il changea de sujet de conversation.
— Mais comment est-ce que tu as fait pour devenir éleveuse de moutons en Australie ? J'ai déjà compris qu'Anita Vanger t'a permis de quitter l'île, probablement dans le coffre de sa voiture quand le pont a été rouvert le lendemain de l'accident.
— En fait, j'étais simplement allongée par terre à l'arrière de la voiture avec une couverture sur moi. Mais personne n'a regardé. J'avais dit à Anita que je devais m'enfuir. Tu as bien deviné, je m'étais confiée à elle. Elle m'a aidée et elle a été une amie loyale pendant toutes ces années.
— Comment est-ce que tu t'es retrouvée en Australie ?
— D'abord j'ai habité la chambre d'étudiante d'Anita à Stockholm pendant quelques semaines avant de quitter la Suède. Anita avait de l'argent personnel qu'elle m'a généreusement prêté. Elle m'a aussi donné son passeport. Nous nous ressemblions et tout ce que j'ai eu à faire était de me décolorer les cheveux pour devenir blonde. Pendant quatre ans, j'ai habité un couvent en Italie — je n'étais pas nonne, il existe des couvents où on peut louer des cellules pour pas cher afin de rester en paix avec ses pensées. Ensuite j'ai rencontré Spencer Cochran par hasard. Il avait quelques années de plus que moi, il venait de terminer ses études en Angleterre et se baladait en Europe. Je suis tombée amoureuse. Lui aussi. Ce n'était pas plus compliqué que ça. Anita Vanger s'est mariée avec lui en 1971. Je ne l'ai jamais regretté. C'était un homme merveilleux. Malheureusement, il est décédé il y a huit ans, et je me suis soudain retrouvée propriétaire de l'exploitation.
— Mais le passeport — quelqu'un aurait dû se rendre compte qu'il y avait deux Anita Vanger ?