— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Il a fallu appeler un médecin pour ranimer Isabella. En ce moment elle est en train de nier que c'est réellement Harriet, et elle affirme que c'est une usurpatrice que tu as ramenée avec toi.
Dirch Frode devait aller annoncer à Cécilia et à Alexander que Harriet était ressuscitée d'entre les morts. Il continua son chemin et laissa Mikael seul.
LISBETH SALANDER S'ARRÊTA faire le plein à une station-service un peu avant Uppsala. Elle avait conduit les dents serrées et le regard fixé droit devant elle. Elle paya sans s'attarder et s'installa de nouveau en selle. Elle démarra et avança jusqu'à la sortie, où elle s'arrêta de nouveau, irrésolue.
Elle se sentait encore mal. Elle avait été furieuse en quittant Hedeby, mais la colère s'était lentement atténuée au cours du trajet. Elle ne savait pas très bien pourquoi elle se sentait si furieuse contre Mikael Blomkvist, ni même si c'était à lui qu'elle en voulait.
Elle n'avait en tête que Martin Vanger et cette foutue Harriet Vanger et ce foutu Dirch Frode et toute cette maudite famille Vanger bien à l'abri à Hedestad, qui dirigeaient leur petit empire perso en intriguant les uns contre les autres. Ils avaient eu besoin de son aide. Normalement, ils ne l'auraient même pas saluée, et encore moins lui auraient confié des secrets.
Foutue racaille de merde !
Elle inspira profondément et pensa à sa mère qu'elle avait enterrée le matin même. Ça ne s'arrangerait donc jamais. La mort de sa mère signifiait que la plaie ne guérirait jamais, puisque Lisbeth n'aurait jamais la réponse aux questions qu'elle aurait voulu poser.
Elle pensa à Dragan Armanskij derrière elle durant l'enterrement. Elle aurait dû lui dire quelque chose. Au moins lui donner une confirmation qu'elle savait qu'il était là. Mais si elle l'avait fait, il aurait pris ça comme prétexte pour commencer à organiser sa vie. Qu'elle lui donne le moindre bout de doigt, il lui boufferait le bras entier. Et il ne comprendrait jamais.
Elle pensa à maître Nils Salopard Bjurman, son tuteur qui au moins pour le moment était neutralisé et qui faisait ce qu'on lui disait de faire.
Elle ressentit une haine implacable et elle serra les dents.
Et elle pensa à Mikael Blomkvist et se demanda quelle serait sa réaction en apprenant qu'elle était sous tutelle et que toute sa vie n'était qu'un putain de trou à rats.
Elle réalisa qu'en fait elle ne lui en voulait pas. Il avait seulement été la personne dont elle disposait pour laisser libre cours à sa colère quand elle avait surtout eu envie de tuer quelqu'un. S'en prendre à lui ne servait à rien.
Elle se sentait bizarrement ambivalente vis-à-vis de lui.
Il fourrait son nez partout et fouinait dans sa vie privée et... Mais elle avait aussi aimé travailler avec lui. Putain, rien que ça était une sensation étrange — travailler avec quelqu'un. Elle n'en avait pas l'habitude, mais cela s'était passé étonnamment sans douleur. Il ne lui faisait pas la morale en permanence. Il n'essayait pas de lui dire comment elle devait vivre sa vie.
C'était elle qui l'avait séduit, pas l'inverse.
Sans compter que ç'avait été plaisant.
Alors pourquoi cette envie de lui latter la gueule ?
Elle soupira et leva un regard malheureux pour contempler un poids lourd qui passait en trombe sur l'E4.
MIKAEL ÉTAIT TOUJOURS dans le jardin vers 20 heures quand il entendit le crépitement de la moto et vit Lisbeth Salander passer le pont. Elle se gara et retira son casque. Elle s'approcha de la table de jardin et tâta la cafetière qui était aussi vide que froide. Mikael la regarda, surpris. Elle prit la cafetière et entra dans la maison. En ressortant, elle avait enlevé la combinaison de cuir et mis un jean et un tee-shirt portant l'inscription I can be a regular bitch. Just try me.
— Je croyais que tu avais tracé, dit Mikael.
— J'ai fait demi-tour à Uppsala.
— Un bon bout de chemin.
— J'ai mal aux fesses.
— Pourquoi tu as fait demi-tour ?
Elle ne répondit pas. Mikael n'insista pas et attendit qu'elle y vienne pendant qu'ils prenaient le café. Au bout de dix minutes, elle rompit le silence.
— J'aime ta compagnie, reconnut-elle à contrecœur.
Des mots qu'elle n'avait jamais auparavant mis dans sa bouche.
— C'était... intéressant de bosser avec toi sur ce cas.
— Moi aussi, j'ai aimé travailler avec toi, dit Mikael.
— Hmm.
— Le fait est que je n'ai jamais bossé avec un enquêteur aussi compétent. D'accord, je sais que tu es une foutue hacker et que tu évolues dans des cercles suspects où apparemment tu peux simplement prendre le téléphone et organiser une écoute téléphonique illégale à Londres en vingt-quatre heures, mais tu obtiens effectivement des résultats.
Elle le regarda pour la première fois depuis qu'elle s'était assise là. Il connaissait tant de ses secrets. Comment était-ce possible ?
— C'est comme ça, tout simplement. Je connais les ordinateurs. Ça ne m'a jamais posé de problème de lire un texte et de comprendre exactement ce qu'il y a d'écrit.
— Ta mémoire photographique, dit-il paisiblement.
— Je suppose que oui. Je ne sais vraiment pas comment ça fonctionne. Ce n'est pas seulement les ordinateurs et les réseaux téléphoniques, mais aussi le moteur de ma bécane et les postes de télévision et les aspirateurs et des processus chimiques et des formules astrophysiques. Je suis ouf. Une vraie freak.
Mikael fronça les sourcils. Il resta sans rien dire un long moment.
Le syndrome d'Asperger, pensa-t-il. Ou quelque chose comme ça. Un talent pour voir les schémas et comprendre des raisonnements abstraits là où les autres ne voient que le plus complet désordre.
Lisbeth fixa la table.
— La plupart des gens payeraient cher pour avoir un tel don.
— Je ne veux pas en parler.
— D'accord, on laisse tomber. Pourquoi es-tu revenue ?
— Je ne sais pas. C'était peut-être une erreur.
Il la scruta du regard.
— Lisbeth, peux-tu me donner une définition du mot « amitié » ?
— Quand on aime bien quelqu'un.
— Oui, mais qu'est-ce qui fait qu'on aime bien quel qu'un ?
Elle haussa les épaules.
— L'amitié — ma définition — est basée sur deux choses, dit-il soudain. Le respect et la confiance. Ces deux facteurs doivent obligatoirement s'y trouver. Et ça doit être réciproque. On peut avoir du respect pour quelqu'un, mais si on n'a pas la confiance, l'amitié s'effrite.
Elle garda toujours le silence.
— J'ai compris que tu ne voulais pas parler de toi-même avec moi, mais à un moment ou un autre, il faudra bien que tu décides si tu me fais confiance ou pas. Je veux qu'on soit amis, mais je ne peux pas être ami tout seul.
— J'aime baiser avec toi.
— Le sexe n'a rien à voir avec l'amitié. Bien sûr que des amis peuvent faire l'amour, mais, Lisbeth, si je dois choisir entre sexe et amitié en ce qui te concerne, je sais très bien ce que je choisirai.