— Si tu étais allé en Espagne, Martin Vanger aurait toujours officié dans sa cave.
Silence. Ils restèrent assis ensemble un long moment avant que Mikael se lève et propose qu'ils rentrent.
Mikael s'endormit avant Lisbeth. Elle resta éveillée à écouter sa respiration. Elle attendit un moment puis alla dans la cuisine faire du café, s'assit dans le noir sur la banquette de cuisine et fuma plusieurs cigarettes tout en réfléchissant intensément. Pour elle, il avait été évident que Vanger et Frode allaient rouler Mikael dans la farine. Ces gens étaient comme ça de nature. Mais c'était le problème de Mikael et pas le sien. A moins que ?
Elle finit par prendre une décision. Elle écrasa la cigarette et alla rejoindre Mikael, alluma la lampe de chevet et le secoua jusqu'à ce qu'il se réveille. Il était 2 h 30 du matin.
— Quoi ?
— J'ai une question à te poser. Assieds-toi.
Mikael s'assit et la regarda, mal réveillé.
— Quand tu as été inculpé, pourquoi tu ne t'es pas défendu ?
Mikael secoua la tête et croisa son regard. Il lorgna le réveil.
— C'est une longue histoire, Lisbeth.
— Raconte. J'ai tout mon temps.
Il resta silencieux un long moment et réfléchit à ce qu'il devrait dire. Il finit par se décider pour la vérité.
— Je n'avais pas de quoi me défendre. Le contenu de l'article était erroné.
— Quand j'ai piraté ton ordinateur et lu les mails que tu as échangés avec Erika Berger, il y avait pas mal de références à l'affaire Wennerström, mais c'était tout le temps pour discuter des détails pratiques par rapport au procès et rien sur ce qui s'était réellement passé. Raconte ce qui a dérapé.
— Lisbeth, je ne peux pas lâcher la véritable histoire. Je me suis fait avoir en beauté. Erika et moi, nous sommes totalement d'accord que ça nuirait encore plus à notre crédibilité si nous essayions de raconter ce qui s'est réellement passé.
— Dis donc, Super Blomkvist, hier après-midi tu me sortais tout un sermon sur l'amitié et la confiance et je ne sais quoi. Tu ne crois pas que j'ai l'intention de répandre ton histoire sur le Net, quand même ?
MIKAEL PROTESTA une ou deux fois. Il rappela à Lisbeth qu'on était en pleine nuit et prétendit qu'il n'avait pas le courage d'y penser. Elle resta obstinément assise là jusqu'à ce qu'il cède. Il alla se passer le visage sous le robinet et réchauffa le café. Ensuite il revint au lit et raconta comment son vieux copain de classe Robert Lindberg avait éveillé sa curiosité un soir, dans le carré d'un Mâlar-30 jaune amarré au quai des visiteurs à Arholma deux ans plus tôt.
— Tu veux dire que ton copain t'a menti ?
— Non, pas du tout. Il a raconté exactement ce qu'il savait et j'ai pu vérifier chaque mot dans des documents comptables au CSI. Je suis même allé en Pologne photographier le hangar en tôle où la grande entreprise Minos avait été installée. Et j'ai interviewé plusieurs personnes qui avaient été employées par la société. Toutes ont dit exactement la même chose.
— Je ne comprends pas.
Mikael soupira. Il tarda un peu à reprendre la parole.
— Je tenais là une putain d'histoire. Je n'avais pas encore coincé Wennerström lui-même, mais l'histoire était en béton et si je l'avais publiée sur-le-champ, j'aurais vraiment déstabilisé le bonhomme. Ça ne serait peut-être pas allé jusqu'à une inculpation pour escroquerie — l'affaire avait déjà l'aval des commissaires aux comptes — mais j'aurais bousillé sa réputation.
— Qu'est-ce qui a foiré ?
— Quelque part en route, quelqu'un avait pigé dans quoi je fouillais et Wennerström a pris conscience de mon existence. Et soudain tout un tas de choses bizarres ont commencé à se produire. D'abord j'ai reçu des menaces. Des appels anonymes à partir de téléphones à cartes impossibles à retrouver. Erika aussi a reçu des menaces. Les conneries habituelles, style laisse tomber sinon on va clouer tes seins sur une porte de grange et ainsi de suite. Elle a évidemment été vachement irritée.
Il prit une des cigarettes de Lisbeth.
— Ensuite, il s'est passé un truc vachement désagréable. Tard une nuit, en quittant la rédaction, j'ai été attaqué par deux types qui me sont tombés dessus et qui m'ont foutu une raclée. Je ne m'y attendais absolument pas, ils m'ont sérieusement tabassé et j'ai perdu connaissance. Je n'ai pas pu les identifier, mais l'un des gars ressemblait à un vieux biker.
— D'accord.
— Bon, toutes ces manifestations de sympathie ont évidemment eu pour seul effet qu'Erika s'est mise en rogne et que je me suis entêté. Nous avons renforcé la sécurité à Millenium. Le seul problème était que les tracasseries étaient disproportionnées par rapport au contenu de notre histoire. On n'a pas compris pourquoi tout ceci avait lieu.
— Mais l'histoire que tu as publiée était tout à fait différente.
— Exactement. Tout à coup, nous avons découvert une brèche. Nous avons eu le contact avec une source, une Gorge profonde dans l'entourage de Wennerström. Cette source était littéralement morte de trouille et nous n'avons pu rencontrer l'homme que dans des chambres d'hôtel anonymes. Il a raconté que l'argent de l'affaire Minos avait été utilisé pour des achats d'armes destinées à la guerre en Yougoslavie. Wennerström avait fait du business avec l'Oustacha. Non seulement ça, mais le gars nous a aussi transmis des copies de documents écrits pour confirmer ses dires.
— Vous l'avez cru ?
— Il était habile. Il nous a aussi fourni suffisamment d'informations pour nous mener à une autre source qui pouvait confirmer l'histoire. Nous avons même eu une photo qui montrait un des plus proches collaborateurs de Wennerström en train de serrer la main de l'acheteur. Devant des caisses étiquetées « Explosif » et tout semblait possible à étayer. Nous avons publié.
— Et c'était pipeau.
— C'ÉTAIT PIPEAU DU DÉBUT A LA FIN, confirma Mikael. Les documents étaient des faux très habiles. L'avocat de Wennerström a même prouvé que la photo du subalterne de Wennerström et du chef de l'Oustacha était un montage — un collage de deux photos différentes sous Photoshop.
— Fascinant, dit Lisbeth Salander avec lucidité en hochant la tête, pensive.
— N'est-ce pas ? Après coup, il a été facile de voir comment nous avions été manipulés. Notre histoire d'origine aurait nui à Wennerström. Maintenant elle s'était noyée dans une falsification — un chef-d'œuvre de traquenard. Nous avons publié une histoire permettant à Wennerström de ramasser les points à la pelle et de prouver son innocence. Et c'était réalisé d'une putain de main de maître.
— Vous ne pouviez pas battre en retraite et raconter la vérité. Vous n'aviez aucune preuve que c'était falsifié.
— Pire que ça. Si nous avions essayé de raconter la vérité et que nous avions fait la connerie d'accuser Wennerström d'être derrière tout ça, personne ne nous aurait crus. Cela aurait ressemblé à une tentative désespérée de repousser la faute sur un grand patron innocent. On nous aurait pris pour des obsédés du complot et des fêlés complets.