LISBETH NE MANIFESTAIT PAS un grand intérêt pour ce qu'écrivait Mikael. Elle leva la tête de son livre, Mikael venait de dire quelque chose qu'elle n'avait pas entendu, elle le fit répéter.
— Excuse-moi. Je pensais tout haut. Je disais que ça, c'est le comble.
— Qu'est-ce qui est le comble ?
— Wennerström a eu une relation avec une serveuse de vingt-deux ans qu'il a mise enceinte. Tu n'as pas lu sa correspondance avec l'avocat ?
— Tu es mignon, Mikael — on a là dix ans de correspondance, d'e-mails, de conventions, de rapports de voyages et je ne sais quoi sur le disque dur. Ton Wennerström ne me fascine pas au point que je me tape six gigas d'inepties. J'en ai lu une infime partie, surtout pour satisfaire ma curiosité, et ça m'a suffi pour comprendre que ce type est un gangster.
— J'admets. Mais écoute ça : il l'a mise enceinte en 1997. Quand elle a réclamé une compensation, les avocats de Wennerström ont dépêché quelqu'un pour la convaincre de se faire avorter. Je suppose que l'intention était de lui offrir une somme d'argent, mais elle n'a pas voulu en entendre parler. Alors la persuasion a pris une autre tournure : le sbire lui a maintenu la tête dans une baignoire jusqu'à ce qu'elle accepte de laisser Wennerström tranquille. Et cet idiot d'avocat de Wennerström écrit ça dans un mail — crypté, d'accord, mais quand même... Je ne donne pas cher du niveau d'intelligence chez ces gens-là.
— Qu'est-ce qui est arrivé à la fille ?
— Elle a avorté. Wennerström a été satisfait.
Lisbeth Salander ne dit rien pendant dix minutes. Ses yeux étaient soudain devenus tout noirs.
— Encore un homme qui hait les femmes, murmurat-elle finalement.
Mikael ne l'entendit pas.
Elle emprunta les CD-ROM et passa les jours suivants à éplucher en détail le courrier électronique de Wennerström ainsi que d'autres documents. Pendant que Mikael continuait son travail, Lisbeth était sur la mezzanine avec son PowerBook sur les genoux, à réfléchir sur l'étrange empire de Wennerström.
Il lui était venu une drôle de pensée que soudain elle n'arrivait pas à lâcher. Avant tout, elle se demanda pourquoi elle n'avait pas eu cette idée-là plus tôt.
UN MATIN, FIN OCTOBRE, Mikael imprima une dernière page et arrêta son ordinateur juste avant 11 heures. Sans un mot, il grimpa sur la mezzanine et tendit à Lisbeth une liasse de papiers conséquente. Puis il s'endormit. Elle le réveilla dans la soirée et lui fit part de ses commentaires.
Peu après 2 heures du matin, Mikael fit une dernière correction de son texte.
Le lendemain il ferma les volets de la cabane et verrouilla la porte. Les vacances de Lisbeth étaient terminées. Ils retournèrent à Stockholm ensemble.
AVANT D'ARRIVER A STOCKHOLM, Mikael devait aborder avec Lisbeth une question sensible. Il entama le sujet devant un gobelet de café sur le ferry de Vaxholm.
— Ce qu'il faut mettre au point, c'est ce que je dois raconter à Erika. Elle va refuser de publier tout ça, si je ne peux pas expliquer comment j'ai obtenu les données.
Erika Berger ! La maîtresse de Mikael depuis tant d'années et sa patronne. Lisbeth ne l'avait jamais rencontrée et elle n'était pas très sûre de le vouloir non plus. Elle vivait Erika Berger comme une vague gêne dans l'existence.
— Qu'est-ce qu'elle sait sur moi ?
— Rien. Il soupira. J'avoue avoir évité Erika depuis cet été. Je n'ai pas pu lui parler de ce qui s'est passé à Hedestad, parce que j'ai terriblement honte. Elle est très frustrée du peu d'information que j'ai fourni. Elle sait évidemment que je me suis retiré à Sandhamn pour écrire ce texte, mais elle n'en connaît pas le contenu.
— Hmm.
— Dans quelques heures, elle aura le manuscrit. Alors elle va me harceler de questions. La seule qui se pose est ce que je vais lui dire.
— Qu'est-ce que tu as envie de dire ?
— Je veux raconter la vérité.
Un pli apparut entre les sourcils de Lisbeth.
— Ecoute, Lisbeth, nous nous disputons très régulièrement, Erika et moi. Ça fait en quelque sorte partie de notre jargon. Mais nous avons une confiance illimitée l'un dans l'autre. Elle est absolument fiable. Tu es une source. Elle mourrait plutôt que de te trahir.
— Et à qui d'autre tu vas avoir besoin de raconter ?
— A absolument personne. On emportera ça dans la tombe tous les deux. Mais je ne lui révélerai pas ton secret si tu t'y opposes. En revanche, je n'ai pas l'intention de mentir à Erika et d'inventer une source qui n'existe pas.
Lisbeth réfléchit jusqu'à ce que le ferry accoste au pied du Grand Hôtel. Analyse des conséquences. Du bout des lèvres, elle finit par permettre à Mikael de la présenter à Erika. Il alluma son téléphone portable et appela.
ERIKA BERGER REÇUT le coup de fil de Mikael au milieu d'un déjeuner professionnel avec Malou Eriksson, qu'elle envisageait d'embaucher comme secrétaire de rédaction. Malou avait vingt-neuf ans et avait travaillé comme remplaçante pendant cinq ans. Elle n'avait jamais eu d'emploi fixe et elle commençait à désespérer de jamais en trouver. Aucune annonce n'avait été mise pour ce poste ; Erika avait été tuyautée sur Malou Eriksson par un vieux copain d'un hebdomadaire. Elle l'avait appelée le jour même où Malou terminait un remplacement, pour savoir si ça l'intéressait de postuler pour un boulot à Millenium.
— Il s'agira d'un remplacement de trois mois, dit Erika. Mais si ça fonctionne bien, ça peut se transformer en CDI.
— J'ai entendu des rumeurs qui disent que Millenium cessera bientôt son activité. Erika Berger sourit.
— Il ne faut pas croire les rumeurs.
— Ce Dahlman que je dois remplacer... Malou Eriksson hésita. Il rejoint un journal qui appartient à Hans-Erik Wennerström...
Erika hocha la tête.
— C'est un secret pour personne dans ce milieu que nous sommes en conflit avec Wennerström. Il n'aime pas les gens qui sont employés à Millenium.
— Ça veut dire que si j'accepte le poste à Millenium, moi aussi je vais me retrouver dans cette catégorie-là.
— C'est assez vraisemblable, oui.
— Mais Dahlman a trouvé du travail à Finansmagasinet ?
— On pourrait dire que c'est la manière de Wennerström de payer divers services que Dahlman a rendus. Tu es toujours intéressée ?
Malou Eriksson réfléchit un instant. Puis elle hocha la tête.
— Tu veux que je commence quand ?
C'est à ce moment précis que Mikael Blomkvist appela, interrompant l'interview d'embauché.
ERIKA UTILISA SES PROPRES CLÉS pour ouvrir la porte de l'appartement de Mikael. C'était la première fois depuis sa brève apparition à la rédaction fin juin qu'elle se trouvait face à face avec lui. Elle entra dans le salon et y découvrit une fille d'une maigreur anorexique assise dans le canapé, vêtue d'un blouson de cuir élimé et les pieds reposant sur la table basse. Tout d'abord, elle donna une quinzaine d'années à la fille, jusqu'à ce qu'elle voie ses yeux. Elle était toujours en train de contempler cette apparition lorsque Mikael arriva avec du café et des gâteaux.