— Racontez tout ce qui vous semble essentiel.
— Entendu. Il serait plutôt genre premier de la classe. Jusqu'à aujourd'hui, il a été un journaliste talentueux. Dans les années 1980, il faisait un tas de remplacements comme pigiste, d'abord dans la presse régionale et ensuite à Stockholm. La liste est dans le dossier. Il a véritablement percé avec l'histoire des Frères Rapetout — cette bande de braqueurs qu'il a aidé à coincer.
— Super Blomkvist.
— Il déteste ce surnom, ce qui est compréhensible. Si je me voyais qualifiée de Fifi Brindacier sur un gros titre, quelqu'un se retrouverait avec un œil au beurre noir.
Elle jeta un regard sombre sur Armanskij, qui déglutit. Plus d'une fois, justement, il avait pensé à Lisbeth Salander en Fifi Brindacier, et il se félicita de ne jamais avoir essayé de plaisanter là-dessus. Il lui fit signe de poursuivre en agitant son index en l'air.
— Une source indique que jusque-là il voulait devenir reporter criminel — et il a fait un remplacement comme tel dans un journal du soir — mais ce qui l'a rendu célèbre, c'est son boulot comme investigateur politique et économique. Il a principalement travaillé en free-lance, il n'a eu qu'un seul emploi fixe dans un journal du soir vers la fin des années 1980. Il a donné sa démission en 1990, quand il a participé à la fondation du mensuel Millenium. La revue a commencé en pur outsider, sans un éditeur de poids pour la soutenir. Le tirage a augmenté, il tourne aujourd'hui autour de vingt et un mille exemplaires. La rédaction est installée dans Götgatan, à quelques rues d'ici.
— Une publication de gauche.
— Tout dépend de comment on définit la gauche. Millenium est généralement perçu comme s'attaquant aux dérives de la société, mais quelque chose me dit que les anarchistes le considèrent comme un journal de merde petit-bourgeois de la même veine qu'Arena ou Ordfvont, alors que l'Union des étudiants modérés pense probablement que la rédaction est composée de bolcheviks. Rien n'indique que Blomkvist ait eu une activité politique, même durant la vague gauchiste quand il était au lycée. Quand il était à l'Ecole de journalisme, il vivait avec une militante des Syndicalistes qui siège aujourd'hui au Parlement pour le Parti de la gauche. Il semblerait que son étiquette de gauchiste vienne surtout du fait qu'en tant que journaliste économique, il s'est spécialisé dans les reportages révélateurs sur la corruption et sur des affaires louches dans le monde des entreprises. Il a commis quelques portraits dévastateurs de patrons et de politiciens — sans aucun doute bien mérités — et il est à l'origine d'un certain nombre de démissions et de suites judiciaires. La plus connue est l'affaire d'Arboga, qui eut pour résultat la démission forcée d'un politicien conservateur et qu'un ancien trésorier municipal écopa d'un an de prison pour détournement de fonds. Révéler des délits peut cependant difficilement être considéré comme une attitude gauchiste.
— Je vois ce que vous voulez dire. Quoi d'autre ?
— Il a écrit deux livres. Un sur l'affaire d'Arboga et un sur le journalisme économique intitulé Les Templiers, paru il y a trois ans. Je ne l'ai pas lu, mais à en juger par les critiques, le bouquin est assez controversé et il a suscité pas mal de débats dans les médias.
— Côté argent ?
— Il n'est pas riche, mais il n'est pas à plaindre. Ses déclarations de revenus sont jointes au dossier. Il a un peu plus de 250 000 couronnes à la banque, placées d'une part sur un plan de retraite, d'autre part sur un fonds d'épargne. Il dispose d'un compte crédité d'environ 100 000 couronnes où il puise ses dépenses courantes, les voyages, etc. Il possède un appartement en copropriété coopérative qu'il a fini de payer — soixante-cinq mètres carrés dans Bellmansgatan — et il n'a ni emprunts ni dettes en cours.
Salander brandit un doigt.
— Il a encore un autre bien — une propriété foncière à Sandhamn. C'est une cabane de vingt-cinq mètres carrés, aménagée en maison de vacances, située au bord de l'eau, dans la partie la plus attractive du village. Apparemment, un de ses oncles avait acheté ça dans les années 1940, quand le commun des mortels pouvait encore s'offrir ce genre de choses, et c'est par le biais des héritages que la cabane est revenue à Blomkvist. Avec sa sœur, ils se sont partagé les biens. Elle a pris l'appartement des parents à Lilla Essingen et Mikael Blomkvist la cabane. Je ne sais pas combien elle vaut aujourd'hui — certainement quelques millions — mais, d'un autre côté, il ne semble pas vouloir vendre, et il s'y rend assez souvent.
— Ses revenus ?
— Il est donc copropriétaire de Millenium mais il ne s'octroie que 12 000 couronnes de salaire mensuel. Il compense avec des activités en free-lance — au final la somme est variable. Il est passé par un pic il y a trois ans quand un tas de médias ont fait appel à lui, ce qui lui a valu près de 450 000 couronnes sur l'année. L'année dernière, ses honoraires n'en ont fait rentrer que 120 000.
— Il va lui falloir payer 150 000 de dommages et intérêts plus les frais d'avocat et ce genre de choses, constata Frode. On peut raisonnablement se dire que l'addition sera élevée, sans oublier qu'il n'aura pas de revenus quand il purgera sa peine de prison.
— Ce qui signifie qu'il en sortira plutôt fauché, nota Salander.
— Est-il honnête ? demanda Dirch Frode.
— C'est pour ainsi dire son capital de confiance. Il tient à se présenter en solide gardien de la morale face au monde des entreprises et il est assez souvent invité par la télé pour commenter diverses affaires.
— Il ne restera sans doute pas grand-chose de ce capital après le jugement d'aujourd'hui, fit Dirch Frode d'un air réfléchi.
— Je ne peux pas dire que je sois très au courant de ce qu'on exige d'un journaliste, mais après cette baffe, de l'eau coulera sûrement sous les ponts avant que Super Blomkvist reçoive le Grand Prix du journalisme. Il s'est magistralement grillé, constata Salander avec lucidité. Mais si vous me permettez une réflexion personnelle...
Armanskij ouvrit de grands yeux. Au cours des années où Lisbeth Salander avait travaillé pour lui, jamais auparavant elle n'avait émis la moindre réflexion personnelle dans une enquête sur un individu. Pour elle, seuls comptaient les faits bruts, mais aujourd'hui, elle se laissait aller.
— Il n'appartenait pas à ma mission d'examiner l'affaire Wennerström, mais j'ai suivi le procès et je dois avouer que j'en suis restée assez perplexe. Toute l'affaire semble biaisée et c'est totalement... ça ne ressemble pas du tout à Mikael Blomkvist de publier quelque chose à ce point tiré par les cheveux.