Quelque part dans l'organisme wennerströmien, il y avait aussi de la substance. Trois ressources revenaient continuellement dans la hiérarchie. Les actifs suédois nets étaient inattaquables et authentiques, exposés au vu et au su de tous, avec bilans et contrôles. L'activité américaine était solide et une banque à New York servait de base pour tout argent en mouvement. L'intéressant dans l'histoire était les activités de sociétés bidon dans des coins comme Gibraltar, Chypre et Macao. Wennerström était comme un bazar où l'on traitait du trafic d'armes, du blanchiment d'argent de sociétés louches en Colombie et des affaires particulièrement peu orthodoxes en Russie.
Un compte anonyme aux îles Caïmans avait une particularité : il était contrôlé par Wennerström personnellement, et il était en dehors de toutes les affaires. Quelques fractions de millième de chaque affaire que Wennerström concluait tombaient tout le temps sur le compte des îles Caïmans via des sociétés bidon.
Salander travaillait comme hypnotisée. Comptes – clic — e-mails — clic — balances — clic. Elle nota les derniers transferts. Elle suivit la trace d'une petite transaction au Japon vers Singapour puis aux îles Caïmans via le Luxembourg. Elle comprit le fonctionnement. Elle était comme une partie des impulsions du cyberespace. De tout petits changements. Le dernier e-mail. Un seul mail maigrichon traitant d'un point accessoire avait été envoyé à 22 heures. Le programme de cryptage PGP, crrcrr, crrcrr, une plaisanterie pour celle qui parasitait l'ordinateur et qui pouvait lire le message en clair :
[Berger a cessé de faire du foin pour les annonces. A-t-elle abandonné ou a-t-elle autre chose en poche ? Ta source à la rédaction a confirmé qu'ils sont en chute libre, mais il semblerait qu'ils viennent d'embaucher quelqu'un. Renseigne-toi sur ce qui se passe. Blomkvist a écrit comme un fou à Sandhamn ces dernières semaines mais personne ne sait ce qu'il écrit. Il a fait une apparition à la rédaction ces jours-ci. Tu pourrais m'obtenir des épreuves du prochain numéro ? HEW.]
Rien de dramatique. Qu'il rumine. T'es déjà foutu, mon pote.
A 5 h 30 elle se déconnecta, arrêta l'ordinateur et chercha un autre paquet de cigarettes. Elle avait bu quatre, non cinq Coca au cours de la nuit et alla en chercher un sixième et s'installa dans le canapé. Elle ne portait qu'un slip et un tee-shirt de camouflage délavé vantant Soldier of Fortune Magazine, avec le texte Kill them all and let God sort them out. Elle se rendit compte qu'elle avait froid et attrapa un petit plaid dont elle se couvrit.
Elle se sentait défoncée, comme si elle avait avalé une substance douteuse et probablement illégale. Elle fixa le regard sur un lampadaire devant la fenêtre et resta sans bouger pendant que son cerveau travaillait sous pression. Maman — clic — sœurette — clic — Mimmi — clic — Holger Palmgren. Evil Fingers. Et Armanskij. Le boulot. Harriet Vanger. Clic. Martin Vanger. Clic. Le club de golf. Clic. Maître Nils Bjurman. Clic. Tous ces putains de détails qu'elle n'arrivait pas à oublier même si elle essayait.
Elle se demanda si Bjurman allait jamais pouvoir se déshabiller de nouveau devant une femme, et dans ce cas comment il expliquerait le tatouage sur son ventre. Et comment il éviterait d'enlever ses vêtements la prochaine fois qu'il irait voir un médecin.
Et puis Mikael Blomkvist. Clic.
Elle considérait qu'il était un homme bon, à la rigueur avec un complexe premier de la classe un peu trop prononcé par moments. Et malheureusement d'une naïveté insupportable dans certaines questions élémentaires de morale. Il était d'une nature indulgente et prompte à pardonner, qui cherchait des explications et des excuses psychologiques aux actions d'autrui, et qui ne comprendrait jamais que les fauves de ce monde ne connaissent qu'un langage. Elle ressentait presque un instinct de protection inconfortable quand elle pensait à lui.
Elle ne se rappelait pas à quel moment elle s'était endormie, mais elle se réveilla à 9 heures le lendemain matin avec un torticolis, la tête de travers contre le mur derrière le canapé. Elle tituba dans la chambre et se rendormit.
C'ÉTAIT SANS AUCUN DOUTE le reportage de leur vie. Erika Berger était pour la première fois en un an et demi heureuse comme seul peut l'être un patron de presse avec un scoop d'enfer dans le four. Avec Mikael, elle peaufinait le texte une dernière fois lorsque Lisbeth Salander appela sur le portable de Mikael.
— J'ai oublié de dire que Wennerström commence à s'agiter après tout ce temps que tu as passé à écrire et il a commandé des épreuves du prochain numéro.
— Comment tu peux savoir... oups, je n'ai rien dit. Tu as des infos sur comment il compte s'y prendre ?
— Niet. Seulement une supposition logique.
Mikael réfléchit quelques secondes.
— L'imprimerie, s'écria-t-il.
Erika leva les sourcils.
— Si vous tenez votre langue à la rédaction, il n'y a pas beaucoup d'autres possibilités. A moins qu'un de ses sbires ne compte faire une visite nocturne chez vous.
Mikael se tourna vers Erika.
— Prends rendez-vous avec une autre imprimerie pour ce numéro. Maintenant. Et appelle Dragan Armanskij — je veux des vigiles de nuit pour la semaine à venir.
Il reprit Lisbeth au téléphone.
— Merci, Sally.
— Ça vaut combien ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Le tuyau, combien il vaut ?
— Combien tu veux ?
— Je voudrais qu'on en discute en prenant un café. Maintenant.
ILS SE RETROUVÈRENT au Bar-Café dans Hornsgatan. Salander avait l'air si sérieux quand Mikael s'assit sur le tabouret à côté d'elle qu'il ressentit un coup au cœur d'inquiétude. Comme d'habitude, elle alla droit au but.
— J'ai besoin d'emprunter de l'argent.
Mikael sourit d'un de ses sourires les plus crétins et tâta son portefeuille.
— Bien sûr. Combien tu veux ?
— 120 000 couronnes.
— Waouh ! Il remit le portefeuille dans sa poche. Je n'en ai pas autant sur moi.
— Je ne plaisante pas. J'ai besoin d'emprunter 120 000 couronnes pendant... disons six semaines. J'ai l'occasion de faire un investissement mais je n'ai personne vers qui me tourner. Tu as environ 140 000 couronnes sur ton compte en ce moment. Je te rendrai l'argent.