Tandis qu'il occupait la salle de bains, elle lui versa un dernier verre de vin rouge. Elle déplia un petit sachet en papier et pimenta le vin d'un Rohypnol écrasé. Il but et, dans la minute qui suivit, s'écroula en un tas minable sur le lit. Elle défit sa cravate, lui retira ses chaussures et le couvrit. Elle lava les verres dans la salle de bains et les essuya avant de quitter la chambre.
LE LENDEMAIN MATIN, Veronica Sholes prit le petit-déjeuner dans sa chambre à 6 heures, laissa un pourboire généreux, régla sa note et quitta le Zimmertal alors qu'il n'était pas encore 7 heures. Avant de quitter la chambre, elle avait passé cinq minutes à effacer ses empreintes digitales des poignées de porte, des placards, de la cuvette des toilettes, du combiné du téléphone et d'autres objets dans la chambre qu'elle avait touchés.
Irene Nesser régla sa note au Matterhorn vers 8 h 30, peu après son réveil. Elle prit un taxi et déposa ses valises dans une consigne à la gare ferroviaire. Elle passa les heures suivantes à se rendre dans neuf banques où elle déposa des portions des obligations nominatives des îles Caïmans. A 15 heures, elle avait converti environ dix pour cent des obligations en argent qu'elle avait déposé sur une trentaine de comptes numérotés. Elle fit un paquet du reste des obligations qu'elle mit au repos dans un coffre bancaire.
Irene Nesser serait obligée de revenir à Zurich, mais il n'y avait pas le feu.
A 16 H 30, Irene Nesser prit un taxi pour l'aéroport. Elle se rendit aux toilettes et découpa en miettes le passeport et la carte de crédit de Veronica Sholes, qu'elle fit disparaître avec la chasse d'eau. Elle jeta les ciseaux dans une poubelle. Depuis le 11 septembre 2001, il n'était pas recommandé d'attirer l'attention avec des objets pointus dans son bagage à main.
Irène Nesser prit le vol Lufthansa GD 890 pour Oslo, puis la navette jusqu'à la gare centrale de la ville, où elle alla aux toilettes faire un tri de ses vêtements. Elle mit tous les effets appartenant au personnage de Veronica Sholes — la coiffure au carré et les vêtements de marque dans trois sacs en plastique qu'elle jeta dans différentes poubelles à la gare. Elle déposa la valise Samsonite vide dans un box de consigne ouvert. La chaîne en or et les boucles d'oreilles étaient des objets de designer dont on pourrait retrouver la trace ; elle les fit disparaître dans une bouche d'égout.
Après un moment d'hésitation angoissée, Irène Nesser décida de conserver la fausse poitrine en latex.
Pressée par le temps, elle expédia son dîner en vitesse sous forme d'un hamburger au McDonald's pendant qu'elle transférait le contenu du luxueux porte-documents en cuir dans son sac de voyage. En partant, elle laissa le porte-documents vide sous la table. Elle acheta un caffè latte à emporter dans un kiosque et courut attraper le train de nuit pour Stockholm, au moment où on annonçait la fermeture des portières. Elle avait réservé un compartiment de wagon-lit.
Une fois refermée à clé la porte du compartiment, elle sentit que son adrénaline descendait à un niveau normal pour la première fois en deux jours. Elle ouvrit la fenêtre et brava l'interdiction de fumer en allumant une cigarette, qu'elle fuma tout en sirotant son café tandis que le train s'éloignait d'Oslo.
Elle vérifia mentalement sa check-list pour être sûre de n'avoir oublié aucun détail. Un moment plus tard, elle fronçait les sourcils et tâtait les poches de son blouson. Elle sortit le stylo publicitaire de l'hôtel Zimmertal, le considéra pensivement une minute ou deux avant de le balancer par la fenêtre.
Un quart d'heure après, elle se glissait dans le lit et s'endormait presque instantanément.
ÉPILOGUE : RAPPORT
JEUDI 27 NOVEMBRE — MARDI 30 DÉCEMBRE
LE NUMÉRO THÉMATIQUE de Millenium sur Hans-Erik Wennerström comportait quarante-six pages et tomba comme une bombe la dernière semaine de novembre. Le texte principal était signé conjointement Mikael Blomkvist et Erika Berger. Les premières heures, les médias ne surent pas très bien comment manier ce scoop ; un texte du même genre paru un an plus tôt avait eu pour résultat la condamnation de Mikael Blomkvist à une peine de prison pour diffamation et son apparent licenciement du magazine Millenium. Sa crédibilité était donc considérée comme assez faible. Et voilà que le même journaliste revenait dans la même revue avec une histoire chargée d'affirmations bien plus énormes que le texte pour lequel il avait été condamné. Le contenu était par moments si absurde qu'on se posait des questions sur la santé mentale des auteurs. La Suède des médias resta dans la méfiance et l'expectative.
Mais le soir, la Fille de Tv4 joua ses atouts en résumant sur onze minutes les points les plus forts des accusations de Blomkvist. Erika Berger avait déjeuné avec elle quelques jours plus tôt et lui avait glissé les épreuves en exclusivité.
Le scoop lancé sur Tv4 éclipsa les chaînes publiques, qui n'accrochèrent leurs wagons qu'aux informations de 21 heures. TT envoya une première dépêche prudemment intitulée « Un journaliste condamné accuse un financier de crimes aggravés ». Le texte reprenait l'essentiel du reportage télévisé, mais le fait que TT ait abordé le sujet déclencha une activité fébrile dans les locaux du journal du matin conservateur et d'une douzaine d'autres grands quotidiens de province ayant décidé de modifier précipitamment leur une avant que les presses se mettent en branle. Jusque-là, les journaux avaient plus ou moins décidé d'ignorer les affirmations de Millenium.
Le journal du matin libéral commenta le scoop de Millenium sous forme d'un éditorial, écrit par le rédacteur en chef en personne, plus tôt dans l'après-midi. Puis le rédacteur en chef s'était rendu à un dîner au moment où les informations de Tv4 passaient à l'antenne. Il avait balayé les appels fébriles de son secrétaire de rédaction qui suggérait qu'il « pouvait y avoir quelque chose » dans les affirmations de Blomkvist, avec la phrase qui allait devenir classique : « Sornettes — nos gars des pages économie auraient trouvé ça depuis longtemps. » Conséquence, l'éditorial du rédacteur en chef libéral fut la seule voix médiatique du pays tirant littéralement à boulets rouges sur les affirmations de Millenium. L'éditorial comportait des mots tels que persécution personnelle, journalisme de caniveau, attitude criminelle et réclamait des mesures à l'encontre de ceux qui profèrent des affirmations tombant sous le coup de la loi et s'en prennent à des citoyens honorables. Ce fut cependant la seule contribution de ce rédacteur en chef dans le débat qui allait suivre.
La rédaction de Millenium au complet passa la nuit dans les bureaux. Le plan prévoyait que seules Erika Berger et la nouvelle secrétaire de rédaction, Malou Eriksson, devaient rester pour répondre aux appels éventuels. A 21 heures, la totalité des collaborateurs y étaient pourtant encore, et ils avaient de plus été rejoints par quatre anciens associés et une demi-douzaine de free-lances fidèles. Vers minuit, Christer Malm déboucha une bouteille de vin pétillant. Cela lorsqu'un vieil ami en poste dans un des journaux du soir leur communiqua le premier jet d'un dossier consacrant seize pages à l'affaire Wennerström sous le titre « La mafia de la finance ». Quand les journaux du soir sortirent le lendemain, une traque médiatique sans précédent avait commencé.