— C'est qui, votre client ?
— Quelqu'un dont j'imagine que vous avez entendu parler de par votre profession. Henrik Vanger.
Mikael se laissa aller en arrière de surprise. Henrik Vanger — bien sûr qu'il avait entendu parler de lui. Gros industriel et ancien PDG du groupe Vanger, un empire qui regroupait des scieries, des forêts, des mines, des aciéries, des usines métallurgiques et textiles, fabrication et exportation. Henrik Vanger avait été l'un des très grands en son temps, avec la réputation d'un honnête patriarche à l'ancienne qui ne ployait pas quand soufflait la tempête. Il faisait partie des fondements de la vie économique suédoise, un brave élan de la vieille école, à ranger dans la catégorie des Matts Carlgren de MoDo et Hans Werthén de l'ancien Electrolux. La colonne vertébrale de l'industrie démocratique de la maison Suède, pour ainsi dire.
Le groupe Vanger, aujourd'hui encore entreprise familiale, avait été bouleversé ces vingt-cinq dernières années par des restructurations, des catastrophes boursières, des crises d'intérêts, la concurrence venue d'Asie, l'exportation qui flanche et autres tuiles qui, additionnées, avaient relégué Vanger dans le peloton de queue. L'entreprise était aujourd'hui dirigée par Martin Vanger, dont Mikael associait le nom à un homme grassouillet aux cheveux bouffants qu'il avait vu passer sur l'écran de télévision, mais qu'il ne connaissait pas vraiment. Cela faisait bien vingt ans que Henrik Vanger était hors circuit et Mikael ignorait même qu'il était toujours en vie.
— Pourquoi Henrik Vanger veut-il me rencontrer ?
— Je suis désolé. Je suis l'avocat de Henrik Vanger depuis de nombreuses années, mais c'est à lui de raconter ce qu'il attendrait de vous. En revanche, je peux vous dire que Henrik Vanger aimerait discuter avec vous d'un travail éventuel.
— Un travail ? Je n'ai aucune intention de me mettre à travailler pour les entreprises Vanger. Vous avez besoin d'un attaché de presse ?
— Il ne s'agit pas tout à fait de ce genre de travail. Je ne sais pas comment m'exprimer, sauf pour dire que Henrik Vanger est particulièrement désireux de vous voir et de vous consulter dans une affaire privée.
— Vous êtes vraiment très vague.
— Je vous prie de m'en excuser. Mais dites-moi, y a-t-il la moindre possibilité pour vous de faire une visite à Hedestad ? Nous vous rembourserons bien sûr le déplacement et vous dédommagerons de manière raisonnable.
— Votre coup de fil tombe un peu mal. Je suis assez occupé... et je suppose que vous avez vu les rubriques me concernant ces derniers jours.
— L'affaire Wennerström ? Dirch Frode laissa soudain entendre un petit rire roucoulant à l'autre bout du fil. Oui, elle a eu le mérite d'être assez divertissante. Mais, pour dire la vérité, c'est justement le battage autour du procès qui a attiré l'attention de Henrik Vanger sur vous.
— Ah bon ? Et quand est-ce que Henrik Vanger voudrait que je vienne lui rendre visite ? voulut savoir Mikael.
— Dès que possible. Demain soir, c'est le réveillon de Noël, et je suppose que vous tenez à votre liberté. Que diriez-vous du 26 décembre ? Ou un des jours suivants ?
— Vraiment urgent, donc. Je suis désolé, mais si vous ne me donnez pas un indice acceptable quant à la finalité de ma visite, eh bien...
— Je vous assure, cette invitation est tout ce qu'il y a de sérieux. Henrik Vanger voudrait vous consulter, vous et pas quelqu'un d'autre. Il voudrait vous proposer un travail en free-lance si cela vous intéresse. Moi, je ne suis qu'un intermédiaire. C'est à lui d'expliquer de quoi il s'agit.
— Voilà un des appels les plus absurdes que j'aie reçus depuis longtemps. Je vais y réfléchir. Comment puis-je vous joindre ?
UNE FOIS LE TÉLÉPHONE RACCROCHÉ, Mikael resta à contempler le fatras sur son bureau. Il avait du mal à comprendre pourquoi Henrik Vanger voudrait le rencontrer. Un voyage à Hedestad n'avait rien de particulièrement enthousiasmant, mais maître Frode avait réussi à éveiller sa curiosité.
Il alluma son ordinateur, se connecta sur www.google.com et pianota « entreprises Vanger ». Des centaines de pages étaient disponibles — le groupe Vanger avait beau être à la traîne, il figurait pratiquement tous les jours dans les médias. Il sauvegarda une douzaine d'articles d'analyse du groupe et passa ensuite aux recherches sur Dirch Frode, Henrik Vanger et Martin Vanger.
Martin Vanger figurait très fréquemment en sa qualité de dirigeant actuel du groupe. Maître Dirch Frode restait plutôt en retrait, il était membre du bureau de l'Association de golf de Hedestad et son nom était associé au Rotary. Henrik Vanger ne figurait que dans des textes liés au groupe Vanger, à une exception près. Deux ans plus tôt, Hedestads-Kuriren, le journal local, avait célébré le quatre-vingtième anniversaire de l'ancien magnat de l'industrie, et le journaliste avait dressé un portrait express. Mikael imprima certains des textes qui semblaient contenir du solide et constitua ainsi un dossier d'une cinquantaine de pages. Puis il finit de ranger son bureau, remplit les cartons et rentra chez lui. Il ne savait pas quand ni même s'il allait revenir.
LISBETH SALANDER PASSAIT le réveillon de Noël à la maison de santé d'Äppelviken à Upplands-Väsby. Elle avait apporté comme cadeaux un flacon d'eau de toilette Dior et un pudding anglais de chez Åhléns. Elle contemplait la femme de quarante-cinq ans qui de ses doigts malhabiles essayait de défaire le nœud du paquet. Il y avait de la tendresse dans les yeux de Salander, même si elle ne cessait jamais de s'étonner que cette femme étrangère en face d'elle puisse être sa mère. Elle avait beau essayer, elle n'arrivait pas à distinguer la moindre ressemblance dans l'aspect physique ou dans la personnalité.
Pour finir, sa mère abandonna ses efforts et regarda le paquet d'un air désemparé. Elle n'était pas dans un de ses bons jours. Lisbeth Salander avança les ciseaux qui sans cesse étaient restés bien en vue sur la table, et sa mère s'illumina comme si soudain elle se réveillait.
— Tu dois me trouver stupide.
— Non, maman. Tu n'es pas stupide. Mais la vie est injuste.
— Est-ce que tu as vu ta sœur ?
— Ça fait un moment.
— Elle ne vient jamais me voir.
— Je le sais, maman. Elle ne vient pas me voir non plus.
— Tu travailles ?
— Oui, maman. Je m'en sors bien.
— Tu habites où ? Je ne sais même pas où tu habites.
— J'habite notre ancien appartement de Lundagatan. Ça fait plusieurs années que j'y habite. J'ai pu reprendre le bail.
— Cet été, je pourrais peut-être venir te voir.
— Bien sûr. Cet été.
Sa mère finit par ouvrir le paquet et huma le parfum avec ravissement.
— Merci, Camilla, fit-elle.
— Lisbeth. Je suis Lisbeth. Camilla, c'est ma sœur.
Sa mère eut l'air gênée. Lisbeth Salander proposa qu'elles aillent dans le salon télé.