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— De qui veux-tu te venger ?

— Tu n'es pas obligé de me croire, mais j'ai essayé d'être un homme honnête, même en tant que capitaliste et dirigeant industriel. Je suis fier que mon nom évoque un homme qui a tenu sa parole et rempli ses promesses. Je n'ai jamais joué de jeux politiques. Je n'ai jamais eu de problèmes pour négocier avec les syndicats. Et même un social-démocrate invétéré comme Tage Erlander avait du respect pour moi. A mon sens, c'était une question d'éthique ; j'étais responsable du gagne-pain de milliers de personnes et je prenais soin de mes employés. C'est amusant, mais Martin a la même attitude, même s'il est un tout autre genre d'homme. Lui aussi a essayé d'agir pour le mieux. Nous n'avons peut-être pas toujours réussi, mais globalement, il y a peu de choses dont j'aie honte.

Malheureusement, Martin et moi sommes des exceptions rares dans notre famille, poursuivit Henrik Vanger. Il y a de nombreuses raisons qui expliquent pourquoi le groupe Vanger, frôle aujourd'hui la banqueroute, mais l'une des plus importantes est l'avidité à brève échéance qui anime beaucoup des membres de ma famille. Si tu acceptes la mission, je t'expliquerai exactement comment ils s'y sont pris pour saborder le groupe.

Mikael réfléchit un instant.

— OK. Moi non plus, je ne vais pas te mentir. Ecrire un tel livre demandera des mois. Je n'ai ni l'envie ni la force de le faire.

— Je pense pouvoir te convaincre.

— J'en doute. Mais tu disais qu'il y a deux choses que tu veux que je fasse. Tu viens donc de me donner le prétexte. Quel est ton but réel ?

HENRIK VANGER SE LEVA, péniblement encore une fois, et alla chercher sur le bureau la photographie de Harriet Vanger. Il la plaça en face de Mikael.

— Si je souhaite que tu écrives une biographie de la famille Vanger, c'est parce que je veux que tu dresses un panorama des individus avec les yeux d'un journaliste. Cela te donne aussi un alibi pour fouiller dans l'histoire de la famille. Ce que je veux réellement, c'est que tu résolves une énigme. La voilà, ta mission.

— Une énigme ?

— Harriet était donc la petite-fille de mon frère Richard, la fille de son fils. Nous étions cinq frères. Richard était l'aîné, né en 1907. J'étais le cadet, né en 1920. Je ne comprends pas comment Dieu a pu produire une telle fratrie qui...

Pendant quelques secondes, Henrik Vanger perdit le fil et parut plongé dans ses propres pensées. Puis il se tourna vers Mikael avec une nouvelle résolution dans la voix.

— Laisse-moi te parler de mon frère Richard Vanger. C'est aussi un échantillon de la chronique que je veux que tu écrives.

Il se versa du café et proposa une deuxième tasse à Mikael.

— En 1924, à l'âge de dix-sept ans, Richard était un nationaliste fanatique. Antisémite notoire, il a adhéré à la Ligue national-socialiste suédoise pour la liberté, l'un des tout premiers groupes nazis suédois. Fascinant, non, comme les nazis réussissent toujours à placer le mot « liberté » dans leur propagande ?

Henrik Vanger sortit un autre album de photos et feuilleta pour trouver la bonne page.

— Voici Richard en compagnie de Birger Furugård, un vétérinaire qui est rapidement devenu le leader du Mouvement de Furugård, le grand mouvement nazi du début des années 1930. Mais Richard n'est pas resté auprès de lui. Un an plus tard seulement, il a adhéré à l'Organisation de lutte fasciste suédoise, la SFKO. Il y a fait la connaissance de Per Engdahl et d'autres individus qui au fil des années allaient devenir la honte de la politique de la nation.

Il tourna une page de l'album. Richard Vanger en uniforme.

— En 1927, il s'est engagé dans l'armée — contre la volonté de notre père — et durant les années 1930 il a adhéré à la plupart des groupes nazis du pays. Tu peux être sûr de retrouver son nom dans la liste des membres du moindre groupe de conspiration malsain. En 1933 fut fondé le Mouvement de Lindholm, c'est-à-dire le Parti ouvrier national-socialiste. Es-tu un tant soit peu familier de l'histoire du nazisme suédois ?

— Je ne suis pas historien, mais j'ai lu quelques livres.

— La Seconde Guerre mondiale a donc commencé en 1939, et la guerre d'Hiver de Finlande en 1940. Un grand nombre d'activistes du Mouvement de Lindholm se sont engagés comme volontaires pour la Finlande. Richard était l'un d'eux ; il était alors capitaine dans l'armée suédoise. Il est tombé en février 1940, peu avant l'accord de paix avec l'Union soviétique. Le mouvement nazi en a fait un martyr, et son nom a été donné à un groupe de lutte. Aujourd'hui encore, un certain nombre de fêlés se rassemblent dans un cimetière à Stockholm au jour anniversaire de la mort de Richard Vanger pour lui rendre hommage.

— Je vois.

— En 1926, quand il avait dix-neuf ans, il fréquentait une certaine Margareta, fille d'un professeur de Falun. Ils se voyaient dans des contextes politiques et entretenaient une liaison dont est né un fils, Gottfried, en 1927. Richard a épousé Margareta à la naissance de leur fils. Pendant la première moitié des années 1930, mon frère avait installé sa femme et son enfant ici à Hedestad alors que lui-même était en poste au régiment de Gävle. Il employait son temps libre à faire des tournées de propagande pour le nazisme. En 1936, il a eu une sérieuse prise de bec avec mon père, avec pour résultat que mon père a retiré tout soutien économique à Richard. Il lui a fallu ensuite se débrouiller par ses propres moyens. Il a déménagé pour Stockholm avec sa famille, où ils ont vécu dans une pauvreté relative.

— Il n'avait pas d'argent à lui ?

— La part qu'il détenait dans le groupe était bloquée. Il ne pouvait pas vendre en dehors de la famille. Il faut dire aussi que chez lui Richard était un tyran brutal, sans grandes qualités pour le racheter. Il battait sa femme et il maltraitait son fils. Gottfried était un enfant soumis et brimé. Il avait treize ans quand Richard est mort à la guerre ; je crois que ce fut le jour le plus heureux de la vie de Gottfried. Mon père a eu pitié de la veuve et de l'enfant et les a fait venir ici à Hedestad, il les a logés dans un appartement et a veillé à ce que Margareta ait une existence décente.

Si Richard avait représenté le côté sombre et fanatique de la famille, Gottfried en représentait le côté paresseux. Quand il a eu dix-huit ans, je l'ai pris en charge — il était malgré tout le fils de mon frère décédé — même si la différence d'âge entre nous n'était pas grande. Je n'avais que sept ans de plus que mon neveu. Je siégeais déjà dans la direction du groupe, et il était évident que j'allais reprendre le flambeau après mon père, alors que Gottfried était pratiquement considéré comme un intrus dans la famille.

Henrik Vanger réfléchit un moment.

— Mon père ne savait pas très bien comment se comporter avec son petit-fils et c'est moi qui ai insisté pour qu'on s'occupe de lui. Je lui ai donné du travail au sein du groupe. Cela se passait après la guerre. Il a sans doute essayé de s'acquitter honnêtement de sa tâche, mais il avait du mal à se concentrer. C'était un tête en l'air, un charmeur et un fêtard, il plaisait aux femmes, et il y avait des périodes où il buvait trop. J'ai du mal à préciser mes sentiments pour lui... ce n'était pas un incapable, mais il était loin d'être fiable et il m'a souvent cruellement déçu. Avec les années, il est devenu alcoolique et, en 1965, il est mort noyé par accident. Ça s'est passé ici sur l'île, à l'autre bout, où il avait fait construire une cabane ; il se retirait souvent là-bas pour boire.