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Le vieil homme fit une pause de réflexion, et se rassit.

— En fait, l'accident n'avait aucun rapport avec Harriet. Mais à sa manière il a joué un rôle. Car le chaos a été total quand les gens se sont précipités pour donner un coup de main. La menace d'incendie était permanente et l'alerte a été donnée. La police, une ambulance, les premiers secours, les pompiers, des journalistes et des curieux sont arrivés dans le plus grand désordre sur les lieux. Tout le monde s'agglutinait évidemment côté continent ; tandis qu'ici sur l'île nous faisions notre possible pour sortir Aronsson de l'épave, ce qui s'est révélé une tâche diaboliquement difficile. Il était vraiment coincé et sérieusement blessé.

Nous avons essayé de le dégager à la force de nos mains, mais ça n'a pas marché. Il fallait utiliser une scie. Le problème était que nous ne pouvions rien faire qui risquait d'envoyer des étincelles, nous étions au milieu d'une mare de fuel à côté d'un camion-citerne renversé. S'il explosait, nous aurions cessé d'exister. Il a fallu un bon moment avant qu'on reçoive du renfort du continent ; le camion-citerne était couché de toute sa longueur en travers du pont, et passer pardessus la citerne équivalait à grimper sur une bombe.

Mikael avait toujours l'impression que le vieil homme racontait une histoire minutieusement répétée et mesurée, dans l'intention de capter son intérêt. Et il devait admettre que Henrik Vanger était un excellent conteur, sachant captiver son auditeur. En revanche, il n'avait toujours aucune idée d'où l'histoire finirait par mener.

— Ce qui est important avec cet accident, c'est que le pont est resté fermé durant les vingt-quatre heures suivantes. Ce n'est que tard le dimanche soir qu'on a réussi à pomper le carburant restant, qu'on a pu enlever le camion et rouvrir le pont à la circulation. Durant ces vingt-quatre heures, l'île était coupée du monde. La seule façon de rejoindre le continent était au moyen d'un canot des pompiers qui avait été mobilisé pour transporter les gens du port de plaisance ici sur l'île jusqu'au vieux port en bas de l'église. Pendant plusieurs heures, le bateau n'a été utilisé que par le personnel de secours — ce n'est qu'assez tard le samedi soir qu'on a commencé à transporter des particuliers. Tu comprends ce que cela signifie ?

Mikael hocha la tête :

— Je suppose que quelque chose est arrivé à Harriet ici sur l'île et que le nombre de suspects se limite aux personnes qui s'y trouvaient. Une sorte de mystère de la chambre close, version insulaire ?

Henrik Vanger eut un sourire ironique.

— Mikael, tu ne sais pas à quel point tu as raison. Moi aussi j'ai lu ma Dorothy Sayers. Voici les faits établis : Harriet est arrivée ici à peu près à 14 h 10. Si nous comptons aussi les enfants et les couples non mariés, en tout et pour tout près de quarante personnes étaient arrivées au cours de la journée. En comptant le personnel et les habitants fixes, il y avait soixante-quatre personnes ici ou autour de la maison. Certains — ceux qui prévoyaient de rester la nuit — étaient en train de s'installer dans des maisons d'hôtes ou des chambres d'amis.

Auparavant, Harriet avait habité une maison de l'autre côté de la route mais, comme je l'ai déjà raconté, ni son père Gottfried, ni sa mère Isabella n'étaient très stables et je voyais bien à quel point Harriet était tourmentée. Elle n'arrivait pas à se concentrer sur ses études, et en 1964, quand elle a eu quatorze ans, je l'ai fait venir s'installer ici dans ma maison. Isabella a sans doute trouvé commode d'être débarrassée du souci que représentait sa fille. Harriet avait une chambre à l'étage, et nous avons passé deux ans ensemble. C'est donc ici qu'elle est arrivée ce jour-là. Nous savons qu'elle a échangé quelques mots avec Harald Vanger dans la cour — il s'agit d'un de mes frères. Ensuite elle a monté l'escalier jusqu'ici, dans cette pièce, pour me dire bonjour. Elle a dit qu'elle voulait me parler de quelque chose. D'autres membres de la famille s'y trouvaient avec moi à ce moment et je n'avais pas le temps de l'écouter. Mais elle semblait si préoccupée que je lui ai promis de la rejoindre dans sa chambre sans tarder. Elle a hoché la tête et elle est sortie par cette porte, là. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Une minute plus tard, ça a pété sur le pont et le chaos qui s'est ensuivi a bouleversé tous les autres projets de la journée.

— Comment est-elle morte ?

— Attends. C'est plus compliqué que ça et je dois raconter l'histoire dans l'ordre chronologique. Quand la collision a eu lieu, les gens ont laissé tomber toutes leurs occupations et se sont précipités sur les lieux de l'accident. J'étais... disons que j'ai pris la direction des opérations, et j'ai été totalement accaparé durant les heures suivantes. Nous savons que Harriet aussi est descendue au pont peu après la collision — plusieurs personnes l'ont vue — mais le risque d'explosion m'a poussé à donner l'ordre de se retirer à tous ceux qui n'aidaient pas à dégager Aronsson de l'épave. Nous n'étions plus que cinq personnes sur le lieu de l'accident. Moi-même et mon frère Harald. Un certain Magnus Nilsson, employé chez moi comme homme à tout faire. Un ouvrier de la scierie nommé Sixten Nordlander et qui possédait un cabanon au port de plaisance. Et un jeune nommé Jerker Aronsson. Il n'avait que seize ans et j'aurais dû le renvoyer, mais c'était le neveu d'Aronsson coincé dans la voiture et il était arrivé à vélo pour aller en ville une minute ou deux après l'accident.

Vers 14 h 40, Harriet était dans la cuisine ici dans la maison. Elle a bu un verre de lait et échangé quelques mots avec une certaine Astrid qui était cuisinière. Ensemble, elles ont regardé par la fenêtre ce qui se passait sur le pont.

A 14 h 55, Harriet a traversé la cour. Elle a été vue entre autres par sa mère, Isabella, mais elles ne se sont pas parlé. Une minute plus tard, elle a croisé Otto Falk, le pasteur de Hedeby. A cette époque-là, le presbytère se trouvait là où Martin Vanger a sa villa aujourd'hui, le pasteur habitait donc de ce côté-ci du pont. Le pasteur, enrhumé, faisait une sieste quand la collision a eu lieu ; il n'avait pas assisté au drame, on venait de le mettre au courant et il se dirigeait vers le pont. Harriet l'a arrêté sur le chemin, elle voulait lui parler mais il l'a interrompue d'un geste de la main et a poursuivi sa route. Otto Falk est la dernière personne qui l'ait vue vivante.