— Ben, j'ose le penser.
— Moi aussi. Je n'arrive pas à lâcher ce qui s'est passé. Mais mes motivations ont changé avec les années. Au début, il était peut-être question de chagrin. Je voulais la retrouver et au moins pouvoir l'enterrer. Il s'agissait de réhabiliter Harriet.
— Qu'est-ce qui a changé, alors ?
— Aujourd'hui il s'agit plutôt de trouver cet ignoble salopard. Mais ce qui est étrange, c'est que plus je vieillis, plus c'est devenu une sorte de hobby qui m'absorbe.
— Un hobby ?
— Oui, le mot convient. Quand l'enquête de la police s'est terminée en eau de boudin, j'ai continué. J'ai essayé de procéder de façon systématique et scientifique. J'ai collecté toutes les informations qu'il était possible de trouver — les photographies que tu as vues, l'enquête de police, j'ai noté tout ce que les gens m'ont affirmé avoir fait ce jour-là. Autrement dit, j'ai consacré presque la moitié de ma vie à collecter des informations concernant un seul jour.
— Tu as conscience que trente-six ans plus tard, l'assassin lui-même est peut-être mort et enterré ?
— Je ne le crois pas.
Mikael leva les sourcils devant cette déclaration catégorique.
— Terminons le repas avant de remonter dans mon cabinet de travail. Il reste un détail avant que mon histoire soit complète. Et c'est le plus confondant.
LISBETH SALANDER GARA la Corolla automatique à la gare de banlieue de Sundbyberg. Elle avait emprunté la Toyota dans le parc de véhicules de Milton Security. Elle n'avait pas exactement demandé la permission, mais Armanskij ne lui avait pas non plus formellement interdit d'utiliser les voitures de Milton. Tôt ou tard, pensa-t-elle, il faudra que je me trouve une voiture. Si elle n'avait pas de voiture, elle possédait par contre une moto — une Kawasaki 125 achetée d'occasion, qu'elle utilisait en été. Durant l'hiver, la bécane se trouvait enfermée dans sa cave.
Elle marcha jusqu'à Högklintavägen et sonna à l'interphone à 18 heures pile. La porte s'ouvrit après quelques secondes et elle monta les escaliers jusqu'au premier étage et sonna à la porte sur laquelle était indiqué le nom banal de Svensson. Elle n'avait pas la moindre idée de qui était Svensson, ni même si une telle personne existait dans l'appartement.
— Salut Plague, salua-t-elle.
— Wasp. Tu ne viens que quand tu as besoin de quelque chose.
L'homme, qui avait trois ans de plus que Lisbeth Salander, mesurait 1,89 mètre et pesait 152 kilos. Elle-même mesurait 1,54 mètre et pesait 42 kilos, et elle s'était toujours sentie naine à côté de Plague. Comme d'habitude, son appartement était sombre ; la lueur d'une seule lampe allumée filtrait par l'entrée de la chambre qu'il utilisait comme bureau. Ça sentait le renfermé.
— C'est parce que tu ne te laves jamais et que ça pue le singe chez toi qu'on t'appelle Plague ? Si un jour tu te décides à sortir, je te dirai où on trouve du savon noir.
Il afficha un pâle sourire mais ne répondit pas et lui fit signe de le suivre dans la cuisine. Il s'installa à la table sans allumer. Le seul éclairage était la lumière d'un réverbère dehors devant la fenêtre.
— Je veux dire, je ne suis pas particulièrement fée du logis, mais quand les vieux cartons de lait commencent à sentir les asticots, je les ramasse et je les balance.
— Je reçois une pension pour invalidité, dit-il. Je suis socialement incompétent.
— C'est pour ça que l'Etat t'a donné un logement et qu'il a vite fait de t'oublier. T'as pas peur que les voisins se plaignent et t'envoient la DDASS pour inspection ? C'est un coup à se retrouver chez les fous.
— Tu as quelque chose pour moi ?
Lisbeth Salander ouvrit la fermeture éclair de la poche de son blouson et en sortit 5 000 couronnes.
— C'est tout ce que je peux te donner. Je les sors de mes fonds perso, et j'aurais du mal à te faire passer en frais professionnels.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Le manchon dont tu m'as parlé il y a deux mois. Tu as pu le faire ?
Il sourit et plaça un objet sur la table devant elle.
— Dis-moi comment ça fonctionne.
Durant l'heure qui suivit, elle écouta attentivement. Puis elle testa le manchon. Plague était peut-être socialement incompétent. Mais il était incontestablement un génie.
HENRIK VANGER S'ARRÊTA devant son bureau et attendit d'avoir de nouveau l'attention de Mikael. Celui-ci consulta sa montre.
— Tu m'as parlé d'un détail confondant ?
Henrik Vanger hocha la tête.
— Je suis né un 1er novembre. Quand Harriet avait huit ans, elle m'a fait un cadeau d'anniversaire, un tableau. Une fleur pressée sous verre dans un cadre banal.
Henrik Vanger fit le tour du bureau et montra la première fleur. Campanule. Mise sous cadre d'une main maladroite.
— C'était le premier tableau. Je l'ai reçu en 1958.
Il montra le tableau suivant.
— 1959. Renoncule, 1960. Marguerite. C'est devenu une tradition. Elle fabriquait le tableau pendant l'été et le gardait pour mon anniversaire. Je les accrochais toujours ici sur le mur. En 1966, elle a disparu, et la tradition a été rompue.
Henrik Vanger se tut et montra un trou dans l'alignement de tableaux. Mikael sentit soudain les cheveux se hérisser sur sa nuque. Le mur entier était couvert de fleurs pressées.
— En 1967, un an après sa disparition, j'ai reçu cette fleur pour mon anniversaire. C'est une violette.
— Tu l'as reçue comment ? demanda Mikael à voix basse.
— Dans un paquet cadeau glissé dans une enveloppe bulle envoyée par la poste. Postée à Stockholm. Pas d'expéditeur. Pas de message.
— Tu veux dire que... Mikael fit un grand geste de la main.
— Exactement. Pour mon anniversaire, chaque année, nom de Dieu ! Tu comprends ce que je ressens ? C'est dirigé contre moi, comme si l'assassin voulait me torturer. Je me suis détruit en spéculations, me disant que Harriet a peut-être été éliminée parce que quelqu'un voulait m'atteindre, moi. Nul n'ignorait que Harriet et moi entretenions une relation privilégiée et que je la considérais comme ma propre fille.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? demanda Mikael, et sa voix était soudain devenue dure.
QUAND LISBETH SALANDER eut laissé la Corolla dans le garage au sous-sol de Milton Security, elle profita de l'occasion pour monter aux bureaux histoire d'utiliser les toilettes. Elle se servit de son passe et monta directement au deuxième étage pour éviter d'avoir à franchir l'entrée principale au premier, où travaillaient ceux qui étaient de garde. Après être allée aux toilettes, elle prit un café dans la machine à espressos que Dragan Armanskij s'était résolu à acheter quand il avait fini par comprendre que Lisbeth ne préparerait jamais le café comme on l'attendait d'elle. Puis elle rejoignit son bureau et étendit son blouson de cuir sur le dossier d'une chaise.
Son espace de travail était un cube de deux mètres sur trois derrière une cloison de verre. Il y avait un bureau avec un ordinateur Dell assez ancien, une chaise de bureau, une corbeille à papier, un téléphone et une bibliothèque abritant une série d'annuaires du téléphone et trois blocs-notes vides. Les deux tiroirs du bureau contenaient quelques stylos bille usagés, des trombones et un bloc-notes. Sur le rebord de la fenêtre il y avait une plante verte fanée, aux feuilles brunes et sèches. Lisbeth Salander examina la plante d'un air pensif, comme si c'était la première fois qu'elle la voyait. Un moment plus tard, elle la fourra résolument dans la corbeille à papier.