Mikael prépara du café — elle commença par refuser mais finit par s'asseoir à la table de cuisine. Elle regarda par la fenêtre.
— Voilà Henrik qui arrive avec mon mari. C'est des cartons pour vous, je crois.
Henrik Vanger et Gunnar Nilsson s'arrêtèrent devant la maison avec un diable et Mikael sortit vite saluer les deux hommes et aider à porter quatre gros cartons. Ils les posèrent par terre à côté du poêle. Mikael ajouta des tasses et coupa le gâteau de Helen en tranches.
Gunnar et Helen Nilsson étaient des gens sympathiques. Ils ne semblaient pas très curieux de savoir pourquoi Mikael se trouvait à Hedestad — qu'il travaille pour Henrik Vanger semblait suffisant comme explication. Mikael constata que les Nilsson et Henrik Vanger se comportaient de manière très naturelle entre eux, sans distinction entre patron et employés. Ils bavardaient du Village et de qui avait construit la maison où habitait Mikael. Les époux Nilsson corrigeaient Vanger lorsque sa mémoire faisait défaut et, pour sa part, il raconta avec humour la fois où Gunnar Nilsson était rentré tard un soir et avait découvert le demeuré local en train d'essayer d'entrer par la fenêtre de la maison des invités. Nilsson était alors allé demander au cambrioleur pas très futé pourquoi il ne passait pas par la porte qui n'était pas fermée à clé. Gunnar Nilsson observa avec scepticisme le petit poste de télévision et offrit à Mikael de venir chez eux le soir s'il y avait un programme qu'il voulait regarder. Ils avaient une parabole.
Henrik Vanger s'attarda un petit moment après que les Nilsson furent rentrés chez eux. Le vieil homme expliqua qu'il préférait laisser Mikael trier lui-même les archives. A lui de passer le voir s'il rencontrait un problème. Mikael le remercia, certain que ça irait très bien comme ça.
Quand il fut seul de nouveau, Mikael porta les cartons dans la pièce de travail et commença à en parcourir le contenu.
LES INVESTIGATIONS PERSONNELLES de Henrik Vanger sur la disparition de sa jeune nièce s'étaient poursuivies pendant trente-six ans. Mikael avait du mal à déterminer si l'intérêt relevait d'une obsession malsaine ou bien s'il s'était transformé au fil du temps en un jeu intellectuel. De toute évidence, le vieux patriarche avait mis la main à la pâte avec l'application d'un archéologue amateur — les dossiers couvraient presque sept mètres linéaires.
Vingt-six classeurs formaient la base de l'enquête policière sur la disparition de Harriet Vanger. Mikael avait du mal à imaginer qu'une disparition « normale » ait un résultat aussi étoffé. Henrik Vanger avait vraisemblablement été suffisamment influent pour que la police de Hedestad suive toutes les pistes, les plausibles comme les inconcevables.
En plus de l'enquête de la police, il y avait des dossiers rassemblant des coupures de presse, des albums de photos, des plans, des objets souvenirs, des articles de journaux sur Hedestad et les entreprises Vanger, le journal intime de Harriet Vanger (relativement mince), des livres d'école, des certificats de santé, etc. Il y avait aussi une bonne quinzaine de volumes reliés au format A4 de cent pages chacun, qu'on pouvait définir comme le journal de bord personnel des investigations de Henrik Vanger. Dans ces carnets, le patriarche avait noté, d'une écriture appliquée, ses propres réflexions, ses idées, ses pistes en cul-de-sac et ses observations. Mikael feuilleta un peu au hasard. Le texte était d'une bonne tenue d'écriture et il eut le sentiment que ces volumes étaient des copies au propre de douzaines de carnets plus anciens. Pour finir, il y avait une dizaine de classeurs avec du matériel sur différentes personnes de la famille Vanger ; les pages étaient écrites à la machine et elles avaient manifestement été rédigées sur une longue période.
Henrik Vanger avait mené l'enquête contre sa propre famille.
VERS 19 HEURES, Mikael entendit un miaulement volontaire et il ouvrit la porte d'entrée. Un chat roux se faufila devant lui dans la chaleur.
— Je te comprends, dit Mikael.
Le chat passa un moment à flairer partout dans la maison. Mikael versa un peu de lait dans une soucoupe, que son invité ne tarda pas à laper. Ensuite le chat sauta sur la banquette et se roula en boule, bien décidé à ne pas quitter les lieux.
IL ÉTAIT 22 HEURES PASSÉES avant que Mikael ait réussi à avoir une idée claire du matériau et qu'il ait tout rangé sur les étagères dans un ordre compréhensible. Il alla dans la cuisine, mit de l'eau à chauffer pour le café et se prépara deux sandwiches. Il offrit un peu de saucisson et de pâté de foie au chat. Il n'avait pas mangé convenablement de toute la journée, mais se sentait bizarrement peu concerné par la nourriture. Après avoir cassé la croûte, il sortit le paquet de cigarettes de la poche de sa veste et l'ouvrit.
Il écouta la messagerie de son portable ; Erika n'avait pas appelé et il essaya de la joindre. De nouveau, il n'obtint que son répondeur.
L'une des premières mesures de Mikael dans son investigation privée fut de scanner le plan de Hedebyön. Pendant qu'il avait encore tous les noms en tête après la visite guidée par Henrik, il porta sur chaque maison le nom de ses habitants. Il réalisa rapidement que le clan Vanger offrait une galerie de personnages si vaste qu'il lui faudrait du temps pour se familiariser avec chacun.
UN PEU AVANT MINUIT, il enfila des vêtements chauds et ses chaussures neuves et sortit se promener de l'autre côté du pont. Il tourna sur la route qui longeait le chenal en bas de l'église. La glace recouvrait le chenal et le vieux port, mais au loin il pouvait voir une bande plus sombre d'eau libre. L'éclairage de la façade de l'église s'éteignit tandis qu'il se tenait là, et il fut entouré d'obscurité. Le froid était vif et le ciel étoile.
Soudain, Mikael se sentit très découragé. Il n'arrivait pas à comprendre comment il avait pu se laisser convaincre d'accepter cette mission insensée. Erika avait raison, c'était gaspiller son temps. Il aurait dû se trouver à Stockholm en ce moment — dans le lit d'Erika par exemple — en train de préparer les hostilités contre Hans-Erik Wennerström. Mais il n'avait même pas le cœur à cela, et il n'avait pas le moindre soupçon du début d'une stratégie d'attaque.
S'il avait fait jour à cet instant, il serait allé voir Henrik Vanger pour rompre le contrat et rentrer chez lui. Mais du haut de la butte de l'église, il pouvait constater que la maison Vanger était déjà éteinte et silencieuse. De l'église, il voyait toutes les habitations de l'île. La maison de Harald aussi était éteinte, mais il y avait de la lumière chez Cécilia, tout comme dans la villa de Martin au bout du promontoire, et une lampe était allumée dans la maison louée. Côté port de plaisance, c'était allumé chez Eugen Norman, le peintre dans la maison des courants d'air, dont la cheminée crachait un beau panache d'escarbilles. C'était éclairé aussi à l'étage au-dessus du salon de thé et Mikael se demanda si Susanne habitait là et dans ce cas si elle vivait seule.
MIKAEL DORMIT LONGTEMPS le dimanche matin et fut réveillé, affolé, par un vacarme irréel qui emplit toute la maison. Il lui fallut une seconde pour trouver ses repères et comprendre qu'il s'agissait des cloches appelant à l'office et qu'il devait donc être un peu moins de 11 heures. Il resta un moment au lit, sans volonté. Quand il entendit un miaulement exigeant devant la porte, il se leva et fit sortir le chat.