Vers midi, il s'était douché et avait pris le petit-déjeuner. Il entra résolument dans la pièce de travail et prit le premier classeur de l'enquête policière. Puis il hésita. De la fenêtre sur le petit côté de la maison, il vit le panneau du café Susanne et il glissa le classeur dans sa sacoche et enfila son manteau. En arrivant au salon, il découvrit que c'était bondé et il eut tout à coup la réponse à une question qui était restée tapie dans son cerveau : comment un salon de thé pouvait survivre dans un trou comme le village de Hedeby. Susanne comptait sur les fidèles se rendant à l'église, et sur les collations après les enterrements et autres cérémonies.
Il opta pour une promenade. Konsum étant fermé le dimanche, il poursuivit encore quelques centaines de mètres sur la route de Hedestad, où il acheta des journaux dans une station-service ouverte. Il consacra une heure à faire le tour du village à pied et à se familiariser avec les environs côté terre ferme. La zone la plus proche de l'église et devant Konsum en formait le noyau avec des bâtiments anciens, des maisons en pierre à un étage que Mikael estima construites dans les années 1910 ou 1920, alignées pour former une courte rue. Au début de la voie d'accès se dressaient de petits immeubles bien entretenus pour familles avec enfants et, plus loin, sur la berge et côté sud de Konsum, quelques villas. Hedeby-Village était sans conteste le lieu de résidence des gens aisés de Hedestad.
Quand il revint près du pont, l'assaut du café Susanne s'était calmé, mais la patronne était encore occupée à débarrasser les tables.
— Le rush du dimanche ? lança-t-il en entrant.
Elle hocha la tête et glissa une mèche de cheveux derrière l'oreille.
— Bonjour, monsieur Mikael.
— Vous vous souvenez de mon prénom ?
— Difficile de faire autrement, répondit-elle. Je vous ai vu à la télé au procès avant Noël. Mikael fut soudain gêné.
— Il faut bien qu'ils remplissent les infos avec quelque chose, murmura-t-il, en se hâtant vers la table du coin d'où il avait vue sur le pont. Quand son regard croisa celui de Susanne, elle souriait.
A 15 HEURES, SUSANNE ANNONÇA qu'elle allait fermer pour la journée. Depuis l'affluence d'après l'office, quelques rares clients étaient passés. Mikael avait lu un peu plus d'un cinquième du premier classeur de l'enquête policière sur la disparition de Harriet Vanger. Il le referma, rangea son bloc-notes dans la sacoche et traversa le pont d'un pas rapide pour rentrer chez lui.
Le chat attendait sur le perron et Mikael regarda autour de lui en se demandant à qui ce chat appartenait. Il le fit néanmoins entrer, c'était quand même une forme de compagnie.
Il essaya à nouveau de joindre Erika mais n'obtint encore que le répondeur de son portable. Elle était manifestement furieuse contre lui. Il aurait pu essayer son numéro direct à la rédaction ou à son domicile, mais, buté comme il l'était, il décida de ne pas le faire. Il avait déjà laissé suffisamment de messages comme ça. Il se prépara du café, poussa le chat sur la banquette de la cuisine et ouvrit le classeur sur la table.
Il lisait lentement en se concentrant pour ne pas rater de détails. Lorsqu'il referma le classeur tard le soir, il avait rempli plusieurs pages de son bloc-notes — aussi bien des points de repère que des questions dont il espérait trouver la réponse dans les classeurs suivants. Tout était rangé par ordre chronologique ; il ne savait pas trop si c'était Henrik Vanger qui l'avait classé ou si c'était le système de la police dans les années 1960.
La première feuille était une photocopie d'un formulaire de déclaration rempli au stylo à la permanence de la police de Hedestad. L'agent qui avait pris l'appel avait signé Ag Ryttinger, ce que Mikael interpréta comme « agent de garde ». Henrik Vanger était désigné comme le déclarant, son adresse et son numéro de téléphone étaient notés. Le rapport était daté du dimanche 23 septembre 1966, 11 h 14. Le texte était bref et sec :
Appel de Hrk Vanger décl. que sa nièce (?) Harriet Ulrika VANGER, née le 15 janv. 1950 (seize ans) a disparu de son domicile sur Hedeby-île depuis samedi a.-m. Le décl. exprime une grande inquiétude.
A 11 h 20, une note établissait que P-014 (policier ? patrouille ? péniche ? papillon ?) avait été dépêché sur les lieux.
A 11 h 35, une autre écriture, plus difficile à interpréter que celle de Ryttinger, avait ajouté que Magnusson, art. p. rapp. pont Hedeby-île tjrs fermé. Trnsp. par barque. Dans la marge, la signature était illisible.
A 12 h 14, Ryttinger de nouveau : Appel tél. Magnusson à H-by rapp. que Harriet Vanger, seize ans, est absente depuis début d'a.-m. samedi. Fam. exprime grande inquiétude. N'a apparemment pas dormi dans son lit. N'a pas pu quitter l'ile à cause d'accident sur le pont. Aucun des membres de la famille ne sait où HV se trouve.
A 12 h 19 : G. M. inform. de l'affaire au tél.
La dernière information était notée à 13 h 42 : G. M. arrivé à H-by ; se charge de l'affaire.
LA FEUILLE SUIVANTE révéla que les mystérieuses initiales G. M. étaient pour Gustaf Morell, un inspecteur de police arrivé par bateau sur l'île de Hedeby où il avait pris la direction des opérations et fait une déclaration formelle sur la disparition de Harriet Vanger. Contrairement aux notes préliminaires avec leurs abréviations, les rapports de Morell étaient écrits à la machine et dans une prose lisible. Dans les pages suivantes, il rendait compte des mesures qui avaient été prises avec une objectivité et un luxe de détails qui surprirent Mikael.
Morell avait opéré de façon systématique. Il avait d'abord interrogé Henrik Vanger en compagnie d'Isabella Vanger, la maman de Harriet. Ensuite il avait successivement parlé avec Ulrika Vanger, Harald Vanger, Greger Vanger, le frère de Harriet : Martin Vanger, puis Anita Vanger. Mikael tira la conclusion que ces personnes avaient été interrogées selon une sorte d'échelle d'importance décroissante.
Ulrika Vanger était la mère de Henrik, et elle avait apparemment le statut proche d'une reine mère. Ulrika Vanger habitait la maison Vanger et elle ne pouvait donner aucun renseignement. Elle était allée se coucher tôt la veille au soir et elle n'avait pas vu Harriet depuis plusieurs jours. Elle n'avait en fait insisté pour rencontrer l'inspecteur Morell que pour exprimer son opinion, à savoir que la police devait réagir immédiatement.
Harald Vanger était le frère de Henrik, et numéro deux sur la liste des membres de la famille influents. Il expliquait qu'il avait rencontré Harriet très rapidement quand elle revenait du défilé de Hedestad, mais qu'il « ne l'avait pas vue depuis que l'accident avait eu lieu sur le pont, et qu'il ne savait pas où elle se trouvait à l'heure actuelle ».