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Lisbeth Salander avait détesté maître Bjurman cinq secondes après lui avoir serré la main.

Elle l'avait regardé à la dérobée pendant qu'il lisait son dossier. Un peu plus de cinquante ans. Corps athlétique ; tennis les mardis et vendredis. Blond. Cheveux fins. Petite fossette au menton. After-shave Boss. Costume bleu. Cravate rouge avec épingle en or et des boutons de manchette fantaisie portant les initiales N.E.B. Lunettes cerclées d'acier. Yeux gris. A en juger par les magazines sur une table basse, il s'intéressait à la chasse et au tir au fusil.

Au cours des dix années où elle avait régulièrement rencontré Palmgren, il lui offrait du café et bavardait avec elle. Même ses pires fugues des familles d'accueil ou ses absences systématiques à l'école n'avaient pas réussi à le déstabiliser. La seule fois où Palmgren avait été véritablement hors de lui, c'était quand elle avait été mise en examen pour coups et blessures sur le gros dégueulasse qui l'avait tripotée dans le métro. Est-ce que tu comprends ce que tu as fait ? Tu as blessé un homme, Lisbeth. On aurait dit un vieux professeur et elle avait patiemment ignoré chaque mot de l'engueulade.

Bjurman n'était pas pour le bavardage. Il avait d'emblée constaté qu'il y avait incompatibilité entre les devoirs de Holger Palmgren selon le règlement des tutelles et le fait qu'il avait apparemment laissé Lisbeth Salander gérer elle-même son appartement et son budget. Il avait entrepris une sorte d'interrogatoire. Combien tu gagnes ? Je veux une copie de ta comptabilité. Qui est-ce que tu fréquentes ? Est-ce que tu paies ton loyer à temps ? Est-ce que tu bois ? Est-ce que Palmgren était d'accord pour ces anneaux que tu as sur la figure ? Est-ce que tu t'en sors question hygiène ?

Va te faire foutre.

Palmgren était devenu son administrateur ad hoc peu après que Tout Le Mal était arrivé. Il avait insisté pour la rencontrer au moins une fois par mois lors de rendez-vous fixes, parfois plus souvent. Depuis qu'elle était revenue à Lundagatan, ils étaient pratiquement voisins ; Palmgren habitait Hornsgatan à quelques pâtés de maisons de chez elle, et ils s'étaient régulièrement croisés et étaient allés prendre un café chez Giffy ou ailleurs dans le quartier. Palmgren n'avait jamais été importun, mais il était passé la voir quelques fois, avec un petit cadeau pour son anniversaire par exemple. Elle avait une invitation permanente pour venir le voir à n'importe quel moment, un privilège dont elle se servait rarement, mais ces dernières années elle avait passé les réveillons de Noël chez lui après la visite chez sa mère. Ils mangeaient du jambon de Noël et jouaient aux échecs. Ce jeu ne l'intéressait absolument pas, mais depuis qu'elle avait appris les règles, elle n'avait jamais perdu une partie. Palmgren était veuf et Lisbeth Salander avait considéré comme un devoir d'avoir pitié de lui et de sa solitude en ces jours de fête.

Elle estimait lui devoir ça, et elle payait toujours ses dettes.

C'était Palmgren qui avait sous-loué l'appartement de sa mère dans Lundagatan jusqu'à ce que Lisbeth ait besoin d'un logement personnel. L'appartement de quarante-neuf mètres carrés était décrépit et crasseux, mais ça lui faisait un toit.

Maintenant Palmgren était hors jeu, et un autre lien avec la société normale venait d'être coupé. Nils Bjurman était d'un autre genre. Elle n'avait pas l'intention de passer un réveillon chez lui. La toute première mesure du bonhomme avait été d'établir de nouvelles règles concernant l'accès à son compte en banque sur lequel était versé son salaire.

Palmgren avait gentiment fermé l'œil sur le régime des tutelles et l'avait laissée gérer elle-même son budget. Elle payait ses factures et elle pouvait utiliser son épargne quand ça lui chantait.

Elle s'était préparée pour la rencontre avec Bjurman la semaine avant Noël, et une fois face à lui elle avait essayé d'expliquer que son prédécesseur lui avait fait confiance et qu'elle ne l'avait jamais déçu. Palmgren l'avait laissée mener sa barque sans se mêler de sa vie privée.

— C'est justement là un des problèmes, répondit Bjurman en tapotant son dossier.

Puis il lui sortit un long discours sur les règles et les décrets administratifs concernant les tutelles, avant de l'informer qu'un nouvel ordre allait entrer en vigueur.

— Il t'a laissée agir à ta guise, n'est-ce pas ? Je me demande comment il s'est débrouillé pour ne pas se faire taper sur les doigts.

Parce que ça faisait quarante ans que le vieux s'occupait de gosses à problèmes, ducon !

— Je ne suis plus un enfant, dit Lisbeth Salander, comme si cela suffisait comme explication.

— Non, tu n'es pas un enfant. Mais j'ai été désigné pour être ton tuteur et, en tant que tel, je suis juridiquement et économiquement responsable de toi.

La première mesure de Bjurman fut d'ouvrir un nouveau compte en banque à son nom à lui, qu'elle devait indiquer à la compta chez Milton et qu'ils devraient dorénavant utiliser. Salander comprit qu'elle avait mangé son pain blanc ; désormais maître Bjurman allait régler ses factures et elle recevrait une somme fixe comme argent de poche chaque mois. Il attendait d'elle qu'elle lui fournisse les reçus de ses dépenses. Il avait décidé qu'elle recevrait 1 400 couronnes par semaine — « pour la nourriture, les vêtements, les séances de cinéma et des trucs comme ça ».

Selon qu'elle choisissait de travailler beaucoup ou peu, Lisbeth Salander pouvait gagner pas loin de 160 000 couronnes par an. Elle aurait facilement pu doubler la somme en travaillant à plein temps et en acceptant toutes les missions que Dragan Armanskij proposait. Par ailleurs, elle avait peu de frais et ne dépensait pas beaucoup. L'appartement lui coûtait 2 000 couronnes par mois et, malgré ses revenus modestes, elle avait 90 000 couronnes sur son compte d'épargne. Dont elle ne disposait donc plus librement.

— C'est moi qui suis responsable de ton argent, expliqua-t-il. Il faut que tu mettes de l'argent de côté pour ton avenir. Mais ne t'inquiète pas ; je me chargerai de tout ça.

Je me suis chargée de moi-même depuis que j'ai dix ans, espèce de connard !

— Tu t'en sors suffisamment bien d'un point de vue social pour qu'on n'ait pas besoin de t'interner, mais la société est responsable de toi.

Il l'avait minutieusement questionnée sur ses tâches chez Milton Security. Instinctivement, elle avait menti sur son travail. La réponse qu'elle avait fournie était une description de ses toutes premières semaines au boulot. Maître Bjurman eut donc l'impression qu'elle préparait le café et triait le courrier — occupations adaptées à un individu un peu bas de plafond. Il parut satisfait de ses réponses.