— Je l'ignorais totalement. Ça fait très Moyen Age.
— C'est complètement insensé. Ça signifie que si Martin veut mener une certaine politique aujourd'hui, il est obligé de faire du lobbying à grande échelle pour s'assurer le soutien d'au moins vingt à vingt-cinq pour cent des copropriétaires. C'est un patchwork d'alliances, de divisions et d'intrigues.
Henrik Vanger poursuivit :
— Gottfried Vanger est mort sans enfants en 1901. Ou, pardon, il était père de quatre filles, mais à cette époque-là les femmes ne comptaient pas. Elles possédaient des parts, mais c'étaient les hommes de la famille qui touchaient les intérêts. Ce n'est que quand le droit de vote a été introduit, au milieu du XXe siècle, que les femmes ont pu assister à l'assemblée générale.
— Oh, en voilà, de bons radicaux !
— Ne te moque pas. L'époque n'était pas la même. Quoi qu'il en soit, le frère de Gottfried, Birger, avait trois fils — Johan, Fredrik et Gideon Vanger, tous nés à la fin du XIXe. On peut éliminer Gideon ; il a vendu sa part pour émigrer en Amérique, où nous avons toujours une branche. Mais Johan et Fredrik ont fait de l'entreprise le groupe Vanger moderne.
Henrik Vanger avait sorti un album de photos et montrait des clichés des personnages tout en racontant. Les photos du début du siècle dernier présentaient deux hommes aux mentons solides et aux cheveux bien plaqués sur le crâne, fixant l'objectif sans l'ombre d'un sourire. Puis il reprit :
— Johan Vanger était le génie de la famille, il fit des études d'ingénieur et développa l'industrie mécanique avec plusieurs nouvelles inventions qu'il fit breveter. L'acier et le fer devinrent la base du groupe, mais la société étendit ses activités à d'autres domaines, comme le textile. Johan Vanger mourut en 1956 et il avait alors trois filles — Sofia, Märit et Ingrid — qui furent les premières femmes à avoir automatiquement accès à l'assemblée générale du groupe.
L'autre frère, Fredrik Vanger, était mon père. L'homme d'affaires, le patron d'industrie qui transforma les inventions de Johan en revenus, c'était lui. Mon père n'est mort qu'en 1964. Il participa activement à la direction jusqu'à sa mort, même si, dès les années 1950, il m'avait abandonné la direction au quotidien.
Johan Vanger, contrairement à la génération précédente, n'a eu que des filles. Henrik Vanger montra des photos de femmes aux poitrines généreuses, arborant ombrelles et chapeaux à larges bords. Et Fredrik — mon père — n'a eu que des fils. Nous étions cinq frères en tout. Richard, Harald, Greger, Gustav et moi.
POUR ESSAYER DE S'Y RETROUVER dans tous les membres de la famille, Mikael dessina un arbre généalogique sur quelques feuilles A4 scotchées. Il inscrivit en gras le nom des membres présents sur l'île de Hedeby pour la réunion de famille en 1966, et qui donc, au moins théoriquement, pouvaient être liés à la disparition de Harriet Vanger. Mikael laissa de côté les enfants de moins de douze ans — il partait du principe que quel qu'ait été le sort de Harriet Vanger, il était obligé de mettre une limite à ce qui était plausible. Sans trop se poser de questions, il barra aussi Henrik Vanger — si le patriarche était impliqué dans la disparition de la petite-fille de son frère, ses agissements depuis les dernières trente-six années tenaient de la psychopathologie. La mère de Henrik Vanger, qui en 1966 avait l'âge honorable de quatre-vingt-un ans, pouvait raisonnablement être biffée aussi. Restaient vingt-deux membres de la famille qui, selon Henrik Vanger, devaient entrer dans le groupe des « suspects ». Sept étaient morts depuis et certains avaient atteint des âges respectables.
Mikael n'était cependant pas prêt à avaler sans autre forme de procès la conviction de Henrik Vanger selon laquelle un membre de la famille était responsable de la disparition de Harriet. Il fallait ajouter à la liste des suspects une série d'autres personnes.
Dirch Frode avait commencé à travailler comme avocat de Henrik Vanger au printemps 1962. Et quand Harriet avait disparu, « l'homme à tout faire » actuel, Gunnar Nilsson — qu'il ait un alibi ou pas —, avait dix-neuf ans, et de même que son père, Magnus Nilsson, était particulièrement présent sur l'île de Hedeby, tout comme l'artiste peintre Eugen Norman et le pasteur Otto Falk. Ce Falk, était-il marié ? Le fermier d'Östergården, Martin Aronsson, de même que son fils Jerker Aronsson, s'étaient trouvés sur l'île et à proximité de Harriet Vanger tout au long de son enfance — quelles étaient leurs relations ? Martin Aronsson, était-il marié ? Y avait-il d'autres personnes à la ferme ?
Quand Mikael eut inscrit tous les noms, le groupe en était arrivé à une quarantaine de personnes. Il finit par rejeter le marqueur d'un geste frustré. Il était déjà 3 h 30 du matin et le thermomètre indiquait toujours moins vingt et un degrés. La vague de froid semblait vouloir s'installer. Il aurait voulu se trouver dans son lit à Bellmansgatan.
MIKAEL BLOMKVIST SE RÉVEILLA à 9 heures le mercredi matin quand le technicien de Telia frappa à la porte pour installer la prise téléphonique et le modem ADSL. A 11 heures il pouvait se connecter et ne se sentait plus totalement handicapé d'un point de vue professionnel. Le téléphone, par contre, restait silencieux. Erika n'avait pas répondu à ses appels depuis une semaine. Elle devait vraiment être fâchée. Il commençait aussi à se sentir tête de lard et refusait de l'appeler au bureau ; tant qu'il l'appelait sur son portable, elle pouvait voir que c'était lui et choisir si elle voulait répondre ou pas. C'était donc qu'elle ne voulait pas.
Quoi qu'il en soit, il ouvrit sa boîte aux lettres et passa en revue les trois cent cinquante mails qui lui avaient été adressés pendant la semaine passée. Il en conserva une douzaine, le reste était des spams ou des mailings auxquels il était abonné. Le premier mail qu'il ouvrit était de demokrat88@yahoo.com et disait : J'ESPÈRE QU'AU TROU ON TE FERA SUCER DES BITES SALOPARD DE COMMUNISTE. Mikael archiva le mail dans un dossier intitulé Critique intelligente.
Il écrivit un court message à erika.berger@millenium.se.
[Salut Ricky. Je suppose que tu m'en veux à mort puisque tu ne me rappelles pas. Je voudrais juste te dire que maintenant j'ai le Net et je suis joignable par mails si tu te sens de me pardonner. A part cela, Hedeby est un petit coin rustique qui vaut le détour. M.]
A l'heure du déjeuner, il rangea son iBook dans la sacoche et gagna le café Susanne, où il prit ses quartiers à la table du coin habituelle. Quand Susanne lui servit son café avec un sandwich, elle jeta un regard curieux sur l'ordinateur et demanda sur quoi il travaillait. Mikael utilisa pour la première fois sa couverture et expliqua qu'il était employé par Henrik Vanger pour écrire une biographie. Ils échangèrent des politesses. Susanne invita Mikael à faire appel à elle quand il serait prêt pour les véritables révélations.