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Le risque de perdre l'appartement n'était rien, cependant, comparé à la baffe monumentale qu'il avait prise professionnellement, et dont il faudrait du temps pour réparer les dégâts. A supposer qu'ils fussent réparables.

C'était une question de confiance. Dans un avenir proche, nombre de rédacteurs hésiteraient à publier un papier portant sa signature. Il avait encore suffisamment d'amis dans sa discipline capables de comprendre qu'il avait été victime de la malchance et des circonstances, mais il ne pourrait plus s'offrir de commettre la moindre erreur.

Le plus douloureux, néanmoins, était l'humiliation.

Il avait eu tous les atouts en main, et pourtant il avait perdu contre une espèce de gangster en costume Armani. Un enfoiré d'agioteur. Un yuppie soutenu par un avocat de la jet-set qui avait traversé le procès en ricanant.

Comment les choses avaient-elles pu merder à ce point ?

L'AFFAIRE WENNERSTRÔM avait pourtant commencé de façon très prometteuse un an et demi plus tôt dans le rouf d'un Mâlar-30 jaune un soir de la Saint-Jean. Tout était dû au hasard qui avait voulu qu'un ancien collègue journaliste, désormais consultant au Conseil général, désireux d'impressionner sa dernière compagne avait, sans trop réfléchir, loué un Scampi pour quelques jours de croisière improvisée mais romantique dans l'archipel de Stockholm. La copine, qui venait de quitter Hallstahammar pour des études à Stockholm, s'était laissé persuader après une certaine résistance, mais à la condition que sa sœur et le copain de celle-ci puissent venir aussi. Le problème était qu'aucun des trois n'était jamais monté à bord d'un voilier, et que le consultant était un marin plus enthousiaste qu'expérimenté. Trois jours avant le départ, affolé, il avait appelé Mikael et l'avait convaincu de venir comme cinquième équipier, plus versé que lui en navigation.

Au début, Mikael s'était montré réticent, mais il avait cédé devant l'opportunité de quelques jours de détente dans l'archipel et la perspective annoncée d'une bonne bouffe et d'une agréable compagnie. Les promesses s'étaient avérées fausses, et la croisière avait tourné à la catastrophe dépassant ses pires cauchemars. De Bullandö, ils avaient remonté à moins de dix nœuds le chenal de Furusund, joli certes, mais guère excitant, ce qui n'avait pas empêché la copine du consultant de souffrir dès le début du mal de mer. Sa sœur s'était disputée avec son copain, et personne n'avait montré le moindre intérêt pour apprendre ne fût-ce qu'un minimum de navigation. Très vite, il devint évident qu'on attendait de Mikael qu'il fasse marcher le bateau pendant que les autres donnaient des conseils bienveillants mais particulièrement inutiles. Après la première nuit au mouillage dans une crique d'Ängsö, il était prêt à accoster à Furusund et à prendre le bus pour rentrer chez lui. Seules les supplications désespérées du consultant l'avaient fait accepter de rester à bord.

Vers midi le lendemain, suffisamment tôt pour qu'il reste encore quelques places, ils avaient accosté à l'appontement des visiteurs à Arholma. Ils avaient préparé un repas et ils venaient de manger quand Mikael remarqua un M-30 à coque en polyester qui entrait dans la crique sous grand-voile seule. Le bateau fit un tour tranquille pendant que le skipper cherchait une place à l'appontement. Mikael jeta un regard autour de lui et constata que l'espace entre leur Scampi et le voilier familial à tribord était probablement la seule place disponible, et qui suffirait, bien que de justesse, pour l'étroit M-30. Il alla se poster à l'avant et agita le bras ; le skipper du M-30 leva la main en signe de remerciement et vira vers le ponton. Un solitaire qui excluait d'aborder au moteur, nota Mikael. Il entendit le cliquetis de la chaîne d'ancre et, quelques secondes plus tard, la grand-voile fut affalée, tandis que le skipper bondissait comme un rat ébouillanté pour maintenir la barre en place et en même temps préparer le bout d'amarrage à l'avant.

Mikael sauta sur l'appontement et tendit la main pour montrer qu'il était là pour l'accueillir. Le nouvel arrivant corrigea sa route une dernière fois et le bateau vint se ranger doucement sur sa lancée le long du Scampi. Au moment où le skipper lançait le bout à Mikael, ils se reconnurent et arborèrent des sourires ravis.

— Salut Robban, dit Mikael. Si t'utilisais le moteur, t'éviterais de racler tous les bateaux du port.

— Salut Micke. Je me disais bien que je connaissais le bonhomme. Tu sais, j'y serais allé au moteur, si seulement j'avais réussi à le démarrer. Cette saloperie a rendu l'âme il y a deux jours du côté de Rödöga.

Ils se serrèrent la main par-dessus la filière.

Une éternité auparavant, au lycée de Kungsholmen dans les années 1970, Mikael Blomkvist et Robert Lindberg avaient été copains, très bons amis même. Comme ça arrive souvent entre vieux camarades d'école, l'amitié avait cessé après le bac. Chacun avait poursuivi son chemin et ils ne s'étaient guère revus plus d'une demi-douzaine de fois en vingt ans. Leur dernière rencontre avant celle-ci, inattendue, à l'appontement d'Arholma remontait à sept ou huit ans. A présent, ils s'examinaient mutuellement avec curiosité. Robert était bronzé, ses cheveux étaient tout emmêlés et il avait une barbe de quinze jours.

D'un coup, le moral de Mikael avait été regonflé. Quand le consultant et sa bande d'imbéciles étaient partis danser autour du mât de la Saint-Jean dressé devant l'épicerie de l'autre côté de l'île, il était resté dans le cockpit du M-30 pour bavarder avec son vieux pote de lycée autour du traditionnel hareng arrosé d'aquavit.

A UN MOMENT DE LA SOIRÉE, après un nombre conséquent de verres et après qu'ils avaient abandonné la lutte contre les tristement célèbres moustiques d'Arholma pour se réfugier dans le carré, la conversation s'était transformée en une chamaillerie amicale sur le thème de la moralité et de l'éthique dans le monde des affaires. Tous deux avaient choisi des carrières qui d'une façon ou d'une autre étaient focalisées sur les finances du pays. Robert Lindberg était passé du lycée aux études de commerce puis dans le monde des banques. Mikael Blomkvist s'était retrouvé à l'Ecole de journalisme et avait consacré une grande partie de sa vie à dénoncer des affaires douteuses dans le monde des banques et des affaires justement. La conversation tournait autour de l'immoralité de quelques parachutes dorés apparus au cours des années 1990. Après avoir vaillamment pris la défense de certains des plus spectaculaires, Lindberg avait posé son verre et admis à contrecœur qu'il existait probablement quelques enfoirés corrompus dissimulés dans le monde des affaires. Brusquement sérieux, il avait regardé Mikael droit dans les yeux.

— Toi qui es journaliste investigateur et qui débusques les délits économiques, pourquoi tu n'écris rien sur Hans-Erik Wennerström ?

— Je ne savais pas qu'il y avait quoi que ce soit à écrire sur lui.