— Je sers les Vanger depuis trente-cinq ans et je connais la plupart des ragots sur la famille, dit-elle avant de regagner sa cuisine d'un pas chaloupé.
LE TABLEAU QUE MIKAEL avait dessiné indiquait que la famille Vanger s'évertuait à produire sans cesse de nouveaux rejetons. Avec les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants — qu'il ne se donna pas la peine de mentionner —, les frères Fredrik et Johan Vanger avaient environ cinquante descendants. Mikael constata aussi que dans la famille on avait tendance à vivre très vieux. Fredrik Vanger était mort à soixante-dix-huit ans, son frère Johan à soixante-douze. Ulrika Vanger était morte à quatre-vingt-quatre ans. Des deux frères encore en vie, Harald Vanger avait quatre-vingt-douze ans et Henrik Vanger quatre-vingt-deux.
La seule réelle exception était Gustav, le frère de Henrik, mort d'une affection pulmonaire à l'âge de trente-sept ans. Henrik lui avait expliqué que Gustav avait toujours été de santé fragile et qu'il avait suivi sa propre voie, quelque peu en marge du reste de la famille. Il était resté célibataire sans enfants.
Pour le reste, ceux qui étaient morts jeunes avaient disparu pour d'autres raisons que des maladies. Richard Vanger était tombé comme volontaire durant la guerre d'Hiver de Finlande, à trente-quatre ans seulement. Gottfried Vanger, le père de Harriet, s'était noyé l'année précédant la disparition de sa fille. Et Harriet elle-même n'était alors âgée que de seize ans. Mikael nota l'étrange similitude dans cette branche de la famille où grand-père, père et fille avaient été victimes d'accidents. De Richard ne restait que Martin Vanger, qui à cinquante-cinq ans n'était toujours pas marié et n'avait pas d'enfants. Henrik Vanger lui avait cependant appris que Martin avait une compagne, une femme qui habitait à Hedestad.
Martin Vanger avait dix-huit ans quand sa sœur avait disparu. Il faisait partie des quelques rares parents proches qui assez certainement pouvaient être rayés de la liste de ceux qu'on pouvait associer à sa disparition. Cet automne-là, il habitait à Uppsala, il était en terminale au lycée. Il devait prendre part à la réunion de famille, mais n'était arrivé que tard dans l'après-midi et se trouvait donc parmi les spectateurs du mauvais côté du pont pendant l'heure critique où sa sœur s'était volatilisée.
Mikael nota deux autres particularités dans l'arbre généalogique. La première était que les mariages semblaient être à vie ; aucun membre de la famille Vanger n'avait jamais divorcé, ni ne s'était remarié, même quand le partenaire était mort jeune. Mikael se demanda quelle fréquence les statistiques générales indiquaient. Cécilia Vanger vivait séparée de son mari depuis plusieurs années mais, si Mikael avait bien compris, ils étaient toujours mariés.
L'autre particularité était que la famille semblait géographiquement éclatée entre le côté « hommes » et le côté « femmes ». Les descendants de Fredrik Vanger, auxquels appartenait Henrik, avaient traditionnellement joué un rôle de premier plan dans l'entreprise et avaient principalement habité à Hedestad ou dans les environs. Les membres de la branche Johan Vanger — uniquement des filles à la première génération — avaient essaimé vers d'autres coins du pays ; ils habitaient à Stockholm, Malmö et Göteborg ou à l'étranger, et ne venaient à Hedestad que pour les vacances d'été et des réunions importantes concernant le groupe. Ingrid Vanger était une exception, dont le fils Gunnar Karlman habitait à Hedestad. Il était rédacteur en chef du journal local Hedestads-Kuriren.
En conclusion de son enquête personnelle, Henrik notait que le « motif caché du meurtre de Harriet » était peut-être à rechercher dans la structure de l'entreprise et le fait qu'il avait signalé très tôt les qualités exceptionnelles de Harriet. L'intention était peut-être de nuire à Henrik lui-même, ou bien Harriet avait découvert une sorte d'information sensible touchant au groupe et constituait ainsi un danger pour quelqu'un. Tout cela n'était que des spéculations mais, partant de cette hypothèse, il avait néanmoins identifié un cercle de treize personnes qu'il présentait comme « particulièrement intéressantes ».
L'entretien de la veille avec Henrik Vanger avait aussi éclairé Mikael sur un autre point. Depuis leur tout premier entretien, le vieil homme avait parlé de sa famille dans des termes si méprisants et dégradants que c'en était bizarre. Mikael s'était demandé si les soupçons du patriarche envers sa famille concernant la disparition de Harriet avaient fait flancher sa jugeote, mais maintenant il commençait à comprendre que Henrik Vanger avait en réalité une appréciation d'une clairvoyance stupéfiante.
L'image qui était en train de se dessiner révélait une famille jouissant d'une réussite sociale et économique mais qui, au quotidien, était manifestement en plein dysfonctionnement.
LE PÈRE DE HENRIK VANGER, homme froid et insensible, avait engendré ses enfants puis abandonné à son épouse le soin de s'occuper de leur éducation et de leur bien-être. Avant l'âge de seize ans, ils n'avaient guère vu leur père, sauf à l'occasion de fêtes de famille particulières où l'on tenait à ce qu'ils soient présents tout en restant invisibles. Henrik Vanger ne se souvenait pas de son père comme de quelqu'un ayant d'une manière ou d'une autre exprimé une forme d'amour ; en revanche, il s'était souvent entendu traiter d'incompétent et il avait été la cible de critiques anéantissantes. Les châtiments corporels étaient rares, puisque pas nécessaires. Les seules fois où il avait gagné le respect de son père plus tard dans la vie, c'était quand il avait œuvré pour le groupe Vanger.
Le frère le plus âgé, Richard, s'était révolté. Après une querelle dont on n'avait jamais discuté la raison dans la famille, Richard était parti pour Uppsala avec l'intention d'y faire des études. Il y avait entamé la carrière nazie dont Henrik Vanger avait déjà parlé à Mikael, et qui plus tard allait le mener aux tranchées de la guerre d'Hiver de Finlande.
Ce que le vieil homme n'avait pas raconté tout de suite, c'était que deux autres frères avaient emprunté des chemins identiques.
Harald Vanger et son frère Greger avaient suivi les traces de leur grand frère à Uppsala en 1930. Harald et Greger avaient été très proches, mais Henrik Vanger ne savait pas dire s'ils avaient beaucoup fréquenté Richard. Il était établi que les frères avaient adhéré au mouvement fasciste de Per Engdahl, la Nouvelle Suède. Harald Vanger avait ensuite loyalement suivi Per Engdahl au fil des années, d'abord à l'Union nationale de Suède, puis à l'Opposition suédoise et pour finir au Mouvement néosuédois, quand il fut fondé à la fin de la guerre. Il en resta membre jusqu'à la mort de Per Engdahl dans les années 1990, et par périodes il fut l'un des bailleurs de fonds les plus importants du fascisme suédois rescapé.