Henrik Vanger fit un geste d'impuissance avec la main.
— Hermann Lobach a sorti deux verres et nous a versé des schnaps généreux. De toute évidence, il était secoué. Quand je lui ai demandé quelles pourraient être les conséquences, il m'a répondu avec lucidité que cela signifiait la fin pour l'Allemagne et pour le nazisme. Je ne l'ai cru qu'à moitié — Hitler semblait invincible — mais Lobach a trinqué avec moi à la défaite de l'Allemagne. Ensuite il s'est attelé aux choses pratiques.
Mikael hocha la tête pour indiquer qu'il suivait l'histoire.
— Premièrement, il n'avait aucune possibilité de contacter mon père pour des instructions, mais de son propre chef il avait décidé d'interrompre mon séjour en Allemagne et de me renvoyer chez moi dès que possible. Deuxièmement, il voulait me demander de lui rendre un service.
Henrik Vanger montra un portrait jauni et écorné d'une femme brune vue de trois quarts.
— Hermann Lobach était marié depuis quarante ans, mais en 1919 il avait rencontré une femme qui avait la moitié de son âge et qui était d'une beauté ravageuse. Il est tombé fou amoureux d'elle. Elle n'était qu'une pauvre et modeste couturière. Lobach lui a fait la cour et, comme tant d'autres hommes fortunés, il avait les moyens de l'installer dans un appartement à une distance commode de son bureau. Elle est devenue sa maîtresse. En 1921, elle a mis au monde une fille, qui fut appelée Edith.
— Homme riche d'un certain âge, jeune femme pauvre et un enfant de l'amour — ça n'a pas dû causer un grand scandale, même dans les années 1940, commenta Mikael.
— C'est vrai. S'il n'y avait pas eu un problème. La femme était juive et Lobach était par conséquent père d'une fille juive au beau milieu de l'Allemagne nazie. Concrètement, il était un traître à sa race.
— Ah — ça change tout. Que s'est-il passé ?
— La mère d'Edith a été arrêtée en 1939. Elle a disparu et on se doute de ce qui lui est arrivé. Tout le monde savait qu'elle avait une fille qui n'avait pas encore été inscrite sur les listes de transport, et cette jeune fille était donc recherchée par la section de la Gestapo affectée à la traque des Juifs en fuite. En été 1941, la semaine même où je suis arrivé à Hambourg, ils avaient fait le lien entre la mère d'Edith et Hermann Lobach et il avait été convoqué pour interrogatoire. Il avait reconnu la liaison et la paternité, mais avait déclaré qu'il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où sa fille se trouvait et qu'il n'avait pas eu de contact avec elle depuis dix ans.
— Et où se trouvait-elle ?
— Je l'avais croisée tous les jours au domicile de Lobach. Une fille de vingt ans mignonne et calme qui faisait le ménage dans ma chambre et aidait à servir au dîner. En 1937, les persécutions des Juifs duraient depuis plusieurs années et la mère d'Edith avait supplié Hermann de l'aider. Et il l'avait aidée — Lobach aimait sa fille illégitime autant que ses enfants légitimes. Il l'avait cachée à l'endroit le plus invraisemblable — devant le nez de tout le monde. Il s'était procuré de faux papiers et l'avait engagée comme bonne.
— Sa femme savait qui elle était ?
— Non, elle ignorait tout de l'arrangement.
— Et ensuite, que s'est-il passé ?
— Cela avait fonctionné pendant quatre ans, mais Lobach sentait que le piège se resserrait. D'ici peu, la Gestapo viendrait frapper à sa porte. Voilà tout ce qu'il m'a raconté cette nuit-là, à quelques semaines de mon départ pour la Suède. Puis il a fait venir sa fille et nous a présentés. Elle était très timide et n'a même pas osé croiser mon regard. Lobach m'a supplié de sauver sa vie.
— Comment ?
— Il avait tout arrangé. Selon ses plans, je devais rester encore trois semaines et ensuite prendre le train de nuit pour Copenhague puis le ferry pour traverser le Sund — un voyage assez anodin même en temps de guerre. Deux jours après notre conversation, un cargo dont le groupe Vanger était le propriétaire devait cependant quitter Hambourg à destination de la Suède. Lobach voulait me renvoyer avec le cargo, pour que je quitte l'Allemagne sans tarder. Tout changement dans des projets de voyage devait être approuvé par les services de sécurité ; des tracas bureaucratiques mais pas un problème insurmontable. Lobach tenait à me faire monter à bord du navire.
— Avec Edith, je suppose.
— Edith a embarqué illégalement, cachée dans une des trois cents caisses contenant des pièces pour machines. Ma tâche était de la protéger si elle était découverte avant que nous ayons quitté les eaux territoriales de l'Allemagne et d'empêcher le capitaine de faire une bêtise. Sinon, je devais attendre jusqu'à ce que nous soyons à bonne distance de l'Allemagne avant de la laisser sortir.
— Bon.
— Ça paraissait simple, mais ce fut un voyage cauchemardesque. Le capitaine s'appelait Oskar Granath, et il était loin d'être ravi d'avoir soudain la responsabilité de l'héritier arrogant de son employeur. Nous avons quitté Hambourg vers 9 heures un soir d'été. Nous étions en train de quitter le port lorsque les sirènes d'alerte aérienne se sont mises à hurler. Un raid anglais — le pire que j'aie vécu, et le port était évidemment un objectif prioritaire. Je n'exagère pas en disant que j'ai failli pisser dans mon froc quand des bombes ont commencé à éclater tout près. Mais, d'une façon ou d'une autre, nous nous en sommes sortis et, après une panne de moteur et une horrible nuit de tempête dans des eaux truffées de mines, nous sommes arrivés en Suède, à Karlskrona, le lendemain après-midi. Maintenant tu vas me demander ce qui est arrivé à la fille.
— Je crois le savoir déjà.
— Mon père est devenu fou furieux, bien entendu. Mon acte insensé faisait courir des risques énormes. Et la fille pouvait être extradée à n'importe quel moment — songe qu'on était en 1941. Mais à ce stade, j'étais aussi fou amoureux d'elle que Lobach l'avait été de sa mère. Je l'ai demandée en mariage et j'ai posé un ultimatum à mon père — soit il acceptait le mariage, soit il se trouvait un autre jeune espoir pour l'entreprise familiale. Il a cédé.
— Mais elle est morte ?
— Oui, elle est morte bien trop jeune. En 1958. Nous avons vécu un peu plus de seize années ensemble. Elle avait un problème cardiaque, de naissance. Et je me suis révélé stérile — nous n'avons jamais eu d'enfants. Et c'est pour cela que mon frère me hait.
— Parce que tu t'es marié avec elle.
— Parce que je me suis marié — ce sont ses termes — avec une sale pute de Juive. Pour lui, je trahissais la race, le peuple, la morale et tout ce qu'il défendait.
— Mais il est complètement fou.
— Je ne l'aurais pas mieux dit moi-même.
10
JEUDI 9 JANVIER — VENDREDI 31 JANVIER
A EN CROIRE HEDESTADS-KURIREN, le premier mois de Mikael en exil fut le plus froid de mémoire d'homme, ou au moins (Henrik Vanger lui fournit ce renseignement) depuis l'hiver de guerre 1942. Il était enclin à croire cette information. En une semaine à Hedeby, il avait tout appris sur les caleçons longs, les chaussettes en laine et les doubles tee-shirts.