Ils passaient devant l'accès à la maison Vanger, quand Henrik Vanger frappa quelques coups sonores sur la fenêtre à l'étage et, avec force gestes, les invita à monter. Mikael et Erika se regardèrent.
— Tu veux rencontrer un industriel de légende ? demanda Mikael.
— Est-ce qu'il mord ?
— Pas le samedi.
Henrik Vanger les accueillit à la porte de son cabinet de travail et leur serra la main.
— Je vous reconnais. Vous devez être Mlle Berger, fit-il. Mikael n'a pas soufflé mot de votre visite à Hedeby.
L'UNE DES PLUS GRANDES QUALITÉS d'Erika était sa capacité à nouer des liens d'amitié avec les individus les plus divers. Mikael l'avait vue brancher son charme sur de petits garçons de cinq ans, prêts à abandonner leur maman dans les dix minutes. Les vieillards de quatre-vingts ans et des poussières ne semblaient pas constituer des exceptions. Ses fossettes souriantes n'étaient que des amuse-gueules. En deux minutes, Erika et Henrik Vanger avaient totalement ignoré Mikael et bavardaient comme s'ils se connaissaient depuis l'enfance — disons depuis l'enfance d'Erika, si l'on considérait la différence d'âge.
Sans prendre de gants, Erika commença par reprocher à Henrik Vanger d'avoir attiré son meilleur rédacteur dans ce trou perdu. Le vieil homme répliqua que, pour autant qu'il avait pu comprendre en lisant divers communiqués de presse, elle l'avait déjà licencié, et si elle ne l'avait pas déjà fait, il serait grand temps de délester la rédaction. Jouant l'intéressée, Erika examina Mikael d'un œil critique. De toute façon, un break rustique à la campagne ne ferait que du bien au jeune M. Blomkvist, ajouta Henrik Vanger. Erika était entièrement d'accord.
Pendant cinq minutes, ils plaisantèrent ainsi sur les revers de Mikael. Mikael se cala au fond de son fauteuil, jouant l'offensé, mais bien renfrogné quand Erika lâcha quelques commentaires équivoques, éventuellement applicables à ses défauts en tant que journaliste, mais tout aussi bien à ses performances sexuelles défaillantes. La tête en arrière, Henrik Vanger riait aux éclats.
Mikael en resta stupéfait ; il ne s'agissait que de vannes amicales, mais jamais auparavant il n'avait vu Henrik Vanger aussi décontracté et à l'aise. Il comprit soudain qu'un Henrik Vanger de cinquante ans plus jeune — disons trente ans, même — avait dû être un homme à femmes séducteur et attirant. Il ne s'était jamais remarié. Il y avait forcément eu des femmes sur son chemin, mais il était resté célibataire depuis bientôt un demi-siècle.
Mikael avala une gorgée de café et tendit de nouveau l'oreille en réalisant que la conversation était soudain devenue sérieuse et portait sur Millenium.
— Mikael m'a laissé comprendre que vous avez des problèmes au journal. Erika se tourna vers Mikael.
— Non, il n'a pas discuté vos affaires internes, mais il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas se rendre compte que votre journal, tout comme les entreprises Vanger, se trouve au bout du rouleau.
— Je pense que nous allons redresser la situation, répondit Erika prudemment.
— J'en doute, répliqua Henrik Vanger.
— Ah bon, pourquoi ?
— Voyons voir, vous avez combien d'employés, six ? Un tirage de vingt et un mille exemplaires qui sortent une fois par mois, les frais d'impression et de distribution, les locaux... Il vous faut un chiffre d'affaires disons de 10 millions. Environ la moitié de cette somme est forcément assurée par les annonceurs.
— Et ?
— Hans-Erik Wennerström est un salopard rancunier et mesquin qui ne vous oubliera pas de sitôt. Vous avez perdu combien d'annonceurs ces derniers mois ?
Erika attendit la suite en observant Henrik Vanger. Mikael se surprit à retenir sa respiration. Lorsque lui et le vieil homme avaient abordé le sujet Millenium, il s'était agi soit de commentaires taquins, soit de la situation du journal par rapport à la capacité de Mikael de faire un bon boulot à Hedestad. Mikael et Erika étaient cofondateurs et copropriétaires du journal, mais il était évident que Vanger parlait en ce moment uniquement à Erika, de patron à patron. Un échange selon un code que Mikael n'arrivait ni à comprendre ni à interpréter, ce qui venait peut-être du fait qu'au fond il n'était qu'un fils d'ouvrier pauvre du Norrland et elle une fille de la haute, dotée d'un bel arbre généalogique international.
— Puis-je avoir encore du café ? demanda Erika. Henrik Vanger la servit immédiatement.
— Bon, admettons que vous soyez perspicace. L'eau commence à monter dans les caves de Millenium. Mais on rame.
— Combien de temps avant le naufrage ?
— Nous avons six mois devant nous pour faire demi-tour. Huit, neuf mois au maximum. Mais nous n'avons tout simplement pas assez de liquidités pour nous maintenir à flot plus longtemps que ça.
Le visage du vieil homme était insondable quand il regarda par la fenêtre. L'église était toujours en place.
— Savez-vous qu'un jour j'ai été propriétaire d'un journal ?
Avec le plus bel ensemble, Mikael et Erika secouèrent la tête. Henrik Vanger éclata de rire.
— Nous possédions six quotidiens du Norrland. C'était dans les années 1950 et 1960. L'idée venait de mon père — il pensait qu'il pouvait y avoir des avantages politiques à être soutenus par les médias. Nous sommes même toujours l'un des propriétaires de Hedestads-Kuriren, Birger Vanger est président du conseil d'administration de l'association des propriétaires. C'est le fils de Harald, ajouta-t-il à l'intention de Mikael.
— Il est aussi élu municipal, constata Mikael.
— Martin aussi siège au CA. Il tient Birger en laisse.
— Pourquoi avez-vous liquidé vos parts dans les journaux ? demanda Mikael.
— Restructuration dans les années 1960. L'activité journalistique était en quelque sorte plus un hobby qu'un intérêt. Quand nous avons eu besoin de resserrer le budget, c'est l'un des premiers biens que nous avons mis en vente dans les années 1970. Mais je sais ce que ça signifie que de s'occuper d'un journal... Est-ce que je peux poser une question personnelle ?
La question était adressée à Erika, qui haussa un sourcil et d'un geste invita Vanger à poursuivre.
— Je n'ai pas questionné Mikael là-dessus et si vous ne voulez pas répondre, vous n'êtes pas obligés. Je voudrais savoir pourquoi vous vous êtes retrouvés dans ce bourbier. Est-ce que vous aviez un sujet ou pas ?