— Oui, j'ai remarqué que vous y allez franco. Mikael tendit la main et toucha ses seins. Un quart d'heure chez toi que déjà tu me sautais dessus.
— Très franchement, la première fois où je t'ai vu, je me suis demandé comment tu étais au lit. Et ça m'a semblé tout à fait normal d'essayer.
POUR LA PREMIÈRE FOIS DE SA VIE, Lisbeth Salander ressentit un besoin pressant de demander conseil. Un problème se posait cependant : pour pouvoir demander conseil, elle serait obligée de se confier à quelqu'un, ce qui signifiait qu'elle serait obligée de se livrer et de raconter ses secrets. A qui pourrait-elle parler ? Le contact avec autrui n'était tout simplement pas son fort.
Quand elle passait mentalement en revue son carnet d'adresses, Lisbeth Salander comptait très exactement dix personnes qui d'une façon ou d'une autre pouvaient appartenir à son cercle de connaissances. Une estimation généreuse, elle en convenait elle-même.
Elle pouvait parler avec Plague, qui était un point à peu près fixe dans son existence. Mais il n'était absolument pas un ami et il était définitivement le dernier qui pourrait contribuer à résoudre ses problèmes. Ce n'était pas une bonne solution.
La vie sexuelle de Lisbeth Salander n'était pas vraiment aussi modeste qu'elle l'avait laissé croire à maître Bjurman. Et la plupart du temps, les rapports qu'elle avait eus s'étaient déroulés selon ses conditions et sur son initiative. Depuis ses quinze ans, elle avait eu une cinquantaine de partenaires, autrement dit quelque chose comme cinq partenaires par an, ce qui est normal pour une célibataire de son âge considérant le sexe comme un passe-temps.
Elle avait cependant rencontré la majeure partie de ces partenaires occasionnels sur une période de deux ans, à l'époque tumultueuse de la fin de son adolescence. Lisbeth Salander s'était trouvée alors à une croisée des chemins sans réel contrôle sur sa vie, et son avenir aurait pu prendre la forme d'une autre série de notations dans des dossiers, concernant drogues, alcool et internement dans différents établissements de soins. Depuis ses vingt ans et ses débuts à Milton Security, elle s'était considérablement calmée et elle estimait maîtriser sa vie.
Elle ne ressentait plus la nécessité d'accorder des faveurs à qui lui avait offert trois bières au troquet, et elle ne ressentait pas le moindre accomplissement personnel en suivant chez lui un soûlard dont elle connaissait à peine le nom. Cette dernière année, elle n'avait eu qu'un seul partenaire sexuel régulier, ce qu'on ne pouvait guère qualifier d'attitude dévergondée, comme l'insinuaient les dossiers médicaux de la fin de son adolescence.
A part cela le sexe, pour elle, était lié à quelqu'un dans l'espèce de bande de filles dont en réalité elle n'était pas membre, mais où on l'acceptait parce qu'elle était devenue la copine de Cilla Norén. Elle avait rencontré Cilla à la fin de son adolescence lorsque, sur la demande pressante de Holger Palmgren, elle avait essayé de compléter ses bulletins de notes du collège avec la formation pour adultes de Komvux. Cilla avait des cheveux couleur prune avec des mèches noires, un pantalon de cuir noir, un anneau dans la narine et autant de clous à sa ceinture que Lisbeth. Elles s'étaient dévisagées avec méfiance pendant la première leçon.
Pour une raison que Lisbeth n'arrivait pas vraiment à comprendre, elles avaient commencé à se voir. Lisbeth n'était pas de celles qui se font vite une copine et surtout pas durant ces années-là, mais Cilla avait ignoré son silence et l'avait entraînée au troquet. Par son intermédiaire, Lisbeth était devenue membre des Evil Fingers, à l'origine un groupe de banlieue composé de quatre adolescentes d'Enskede qui aimaient le hard rock, et qui dix ans plus tard formaient une bande assez importante de copines qui se retrouvaient au Moulin les mardis soir pour dire du mal des garçons, parler féminisme, sciences occultes, musique et politique, et boire d'énormes quantités de bière. Elles méritaient effectivement leur nom.
Salander gravitait à la périphérie de la bande et apportait rarement sa contribution aux discussions, mais elle était acceptée telle qu'elle était et elle pouvait aller et venir à sa guise et rester toute la soirée avec sa chope à la main sans rien dire. On l'invitait aussi pour les anniversaires de l'une ou l'autre, pour Noël et autres fêtes de ce genre, même si elle n'y allait quasiment jamais.
Durant les cinq ans qu'elle avait fréquenté les Evil Fingers, les filles avaient changé. Les couleurs des cheveux étaient devenues plus normales et les vêtements provenaient plus souvent de H & M que des friperies de l'Armée du Salut. Elles suivaient des études ou travaillaient et l'une avait pondu un gamin. Lisbeth avait l'impression d'être la seule qui n'avait pas changé d'un poil, ce qui signifiait peut-être aussi qu'elle piétinait sur place.
Mais elles s'amusaient toujours quand elles se retrouvaient. S'il existait un endroit où elle ressentait une sorte d'appartenance, c'était bien en compagnie des Evil Fingers, et par extension aussi en compagnie des garçons qui constituaient le cercle d'amis de la bande de filles.
Les Evil Fingers l'écouteraient. Elles se mobiliseraient pour elle aussi. Mais elles ignoraient totalement que Lisbeth Salander était sous le coup d'une décision de justice la déclarant juridiquement irresponsable. Elle ne voulait pas qu'elles aussi se mettent à la regarder de travers. Ce n'était pas une bonne alternative.
Pour le reste, pas une seule camarade de classe d'autrefois ne figurait dans son carnet d'adresses. Elle manquait de toute forme de réseau, de soutien ou de contacts politiques. Vers qui alors pourrait-elle se tourner pour raconter ses problèmes avec maître Nils Bjurman ?
Si, peut-être quelqu'un. Elle réfléchit longuement à l'idée de se confier à Dragan Armanskij ; d'aller frapper à sa porte pour lui expliquer sa situation. Il lui avait dit que si elle avait besoin d'aide pour quoi que ce soit, elle ne devait pas hésiter à s'adresser à lui. Elle était convaincue de sa sincérité.
Armanskij lui aussi l'avait touchée une fois, mais le geste avait été gentil, sans mauvaises intentions, ça n'avait rien eu d'une démonstration de force. Elle répugnait cependant à lui demander de l'aide. Il était son chef et cela la rendrait redevable. Lisbeth Salander sourit en pensant à ce que serait sa vie avec Armanskij pour tuteur au lieu de Bjurman. L'idée n'avait rien de désagréable, mais Armanskij aurait sans doute pris sa mission avec tant de sérieux qu'il l'aurait étouffée de sa sollicitude. C'était... hmmm, peut-être une bonne solution.
Alors qu'elle était parfaitement au courant du rôle de SOS-Femmes en détresse, jamais l'idée ne lui vint d'y faire appel. Ces centres étaient à ses yeux pour les victimes, et elle ne s'était jamais considérée comme telle. La seule bonne alternative qui lui restait était par conséquent d'agir comme elle avait toujours agi — prendre l'affaire en main et résoudre elle-même ses problèmes. Là, c'était la bonne solution.