A la bibliothèque de Hedestad, il avait commandé des livres traitant du nazisme à cette époque, entre autres la thèse de doctorat de Hélène Lööw La Croix gammée et la gerbe des wasa. Il avait écrit le brouillon d'une quarantaine d'autres pages sur Henrik et ses frères, focalisées sur Henrik en tant que personnage principal. Il avait une longue liste de recherches à faire concernant des entreprises de cette époque, leur structure et leur fonctionnement, et il découvrit que la famille Vanger avait aussi été intimement mêlée à l'empire d'Ivar Kreuger — encore une histoire parallèle qu'il fallait rafraîchir. Il calcula qu'en tout il lui restait à peu près trois cents pages à écrire. Il avait établi un planning pour avoir une première mouture à présenter à Henrik Vanger début septembre, et il prévoyait d'utiliser l'automne pour peaufiner son texte.
En revanche, Mikael n'avançait pas d'un millimètre dans l'enquête sur Harriet Vanger. Il avait beau lire et réfléchir sur les détails des nombreux dossiers, il n'en trouvait pas un seul qui aurait pu faire bouger les choses.
Un samedi soir fin février, il eut un long entretien avec Henrik Vanger, où il rendit compte de ses progrès inexistants. Le vieil homme l'écouta patiemment énumérer tous les culs-de-sac qu'il avait visités.
— Autrement dit, Henrik, je ne trouve rien dans l'enquête qui n'ait pas déjà été exploité jusqu'à la moelle.
— Je comprends ce que tu veux dire. Moi aussi j'y ai réfléchi à me rendre malade. Et en même temps je suis sûr que nous avons dû louper quelque chose. Aucun crime n'est aussi parfait que ça.
— Mais nous ne sommes même pas en mesure de déterminer s'il y a réellement eu un crime. Henrik Vanger soupira et fit un geste frustré avec la main.
— Continue, demanda-t-il. Va jusqu'au bout.
— Ça ne sert à rien.
— Peut-être. Mais n'abandonne pas.
Mikael soupira.
— Les numéros de téléphone, finit-il par dire.
— Oui.
— Ils signifient forcément quelque chose.
— Oui.
— Ils ont été notés sciemment.
— Oui.
— Mais nous ne savons pas les interpréter.
— Non.
— Ou alors nous les interprétons mal.
— Exactement.
— Ce ne sont pas des numéros de téléphone. Ils veulent dire tout autre chose.
— Peut-être.
Mikael soupira de nouveau et rentra chez lui continuer à lire.
MAÎTRE NILS BJURMAN poussa un soupir de soulagement lorsque Lisbeth Salander le rappela pour expliquer qu'elle avait besoin de davantage d'argent. Elle s'était dérobée à leur dernier rendez-vous fixe en invoquant qu'elle devait travailler, et une petite inquiétude avait commencé à le ronger. Etait-elle en train de se transformer en un enfant à problèmes intraitable ? D'avoir annulé le rendez-vous l'avait, cela dit, empêchée d'avoir son argent de poche, et tôt ou tard elle serait obligée de prendre contact avec lui. Il s'inquiétait aussi de la possibilité qu'elle ait pu parler de son culot à quelqu'un.
Son bref appel pour dire qu'elle avait besoin d'argent confirmait de manière satisfaisante que la situation était sous contrôle. Mais il allait devoir la dompter, celle-là, décida Nils Bjurman. Il fallait qu'elle comprenne qui décidait, alors seulement pourrait s'établir une relation plus constructive. C'est pourquoi il lui indiqua que cette fois-ci ils se verraient à son domicile près d'Odenplan, pas dans son bureau. Devant cette exigence, Lisbeth Salander était restée silencieuse à l'autre bout de la ligne un bon moment — elle a du mal à comprendre, cette conne — avant d'accepter.
Le plan de Lisbeth avait été de le rencontrer à son bureau, comme la fois précédente. Maintenant elle était obligée de le voir en territoire inconnu. Le rendez-vous avait été fixé au vendredi soir. Il lui avait communiqué le code et à 20 h 30 elle sonna à sa porte, une demi-heure plus tard que convenu. C'était le temps qu'il lui avait fallu dans l'obscurité de la cage d'escalier pour passer en revue son plan une dernière fois, envisager des solutions de rechange, se blinder et mobiliser le courage nécessaire.
VERS 20 HEURES, Mikael arrêta son ordinateur et se couvrit pour sortir. Il laissa la lumière allumée dans la pièce de travail. Le ciel était étoile et la température avoisinait le zéro. Il monta la côte d'un pas alerte, passa devant la maison de Henrik Vanger, sur la route d'Östergården. Juste après la maison de Henrik, il bifurqua à gauche et suivit un sentier qui longeait la plage. Les bouées lumineuses clignotaient sur l'eau et les lumières de Hedestad scintillaient dans la nuit, c'était beau. Il avait besoin d'air frais, mais il voulait avant tout éviter les yeux inquisiteurs d'Isabella Vanger. A la maison de Martin Vanger, il rejoignit la route et arriva chez Cecilia Vanger peu après 20 h 30. Ils montèrent tout de suite dans sa chambre.
Ils se voyaient une ou deux fois par semaine. Cecilia Vanger était non seulement devenue sa maîtresse dans ce trou perdu, elle était aussi devenue la personne à qui il avait commencé à se confier. Il discutait bien plus de Harriet Vanger avec elle qu'avec Henrik.
LE PLAN FOIRA presque immédiatement.
Maître Nils Bjurman était en robe de chambre quand il ouvrit la porte de son appartement. Il avait eu le temps d'être énervé par son retard et il lui fit signe d'entrer. Elle portait un jean noir, un tee-shirt noir et le blouson de cuir incontournable. Des boots noirs et un petit sac à dos avec sangle en bandoulière sur la poitrine.
— Tu ne sais pas lire l'heure, salua Bjurman hargneusement.
Salander ne dit rien. Elle regarda autour d'elle. L'appartement ressemblait à ce qu'elle s'était figuré après examen des plans aux archives municipales. Les meubles étaient clairs, en bouleau et en hêtre.
— Entre, fit Bjurman sur un ton plus aimable. Il mit son bras sur ses épaules et la guida à travers un petit vestibule dans l'appartement. Pas la peine de sortir le baratin. Il ouvrit la porte d'une chambre. Il n'y avait aucune hésitation à avoir sur les services qu'il attendait de Lisbeth Salander.
Elle jeta un rapide coup d'œil dans la pièce. Chambre de célibataire. Lit double avec une haute tête de lit en inox. Une commode qui faisait aussi office de table de nuit. Lampes de chevet à lumière tamisée. Un placard avec miroir le long d'un mur. Un fauteuil en rotin et une petite table dans le coin près de la porte. Il lui prit la main et la guida vers le lit.
— Raconte-moi pourquoi tu as besoin d'argent cette fois ci. Encore des machins pour ton ordinateur ?
— Pour m'acheter à manger, répondit-elle.
— Bien sûr. Je suis vraiment stupide, c'est vrai que tu as raté notre dernier rendez-vous. Il mit la main sous son menton et lui redressa le visage de façon que leurs yeux se rencontrent. Comment tu vas ?