— Tiens donc.
— Il se trouve que quelques années plus tard, vers le milieu des années 1990, ma banque a mené quelques affaires avec Wennerström. D'assez grosses affaires, en fait. Ça ne s'est pas très bien passé.
— Il vous a arnaqués ?
— Non, je n'irais pas jusque-là. Nous avons tous les deux fait des profits. C'était plutôt que... je ne sais pas très bien comment l'expliquer. Là, je suis en train de parler de mon propre employeur et ça, je n'en ai pas envie. Mais ce qui m'a frappé — l'impression globale et durable, comme on dit — n'était pas positif. Dans les médias, Wennerström est présenté comme un oracle économique de taille. C'est de ça qu'il vit. C'est son capital de confiance.
— Je comprends ce que tu veux dire.
— J'avais l'impression que l'homme était un bluff, tout simplement. Il n'était pas spécialement doué pour la finance. Au contraire, je l'ai trouvé d'une bêtise insondable en certains domaines. Il s'était entouré de quelques jeunes requins vraiment futés comme conseillers, mais lui personnellement, je l'ai cordialement détesté.
— Bon.
— Il y a un an environ, je suis allé en Pologne pour une tout autre raison. Notre délégation a dîné avec quelques investisseurs de Lôdz et je me suis trouvé à la table du maire. Nous avons discuté à quel point il était difficile de remettre l'économie de la Pologne sur des rails et tutti quanti... toujours est-il que j'ai mentionné le projet Minos. Le maire m'a semblé totalement perplexe pendant un instant — comme s'il n'avait jamais entendu parler de Minos puis il s'est rappelé que c'était une petite affaire de merde qui n'avait jamais rien donné. Il a expédié le sujet avec un petit rire en disant que — je cite exactement ses mots — si c'est là tout ce que les investisseurs suédois étaient capables de faire, notre pays ferait rapidement faillite. Tu me suis ?
— Cette déclaration révèle que le maire de Lôdz est un homme sensé, mais continue.
— Cette déclaration, comme tu dis, n'a pas cessé de me turlupiner. Le lendemain, j'avais une réunion dans la matinée, mais le reste de la journée était à ma disposition. Rien que pour foutre la merde, j'ai fait le trajet pour aller voir près de Lôdz l'usine désaffectée de Minos, dans un petit village, avec un troquet dans une grange et les chiottes dans la cour. La grande usine de Minos était un bazar délabré prêt à s'écrouler. Un vieux hangar de stockage en tôle ondulée monté par l'Armée rouge dans les années 1950. J'ai rencontré un gardien dans l'enceinte qui parlait quelques mots d'allemand, et j'ai appris qu'un de ses cousins avait travaillé chez Minos. Le cousin habitait juste à côté et nous sommes allés chez lui. Le gardien a servi d'interprète. Ça t'intéresse d'entendre ce qu'il a dit ?
— Ça me démange carrément.
— Minos a démarré à l'automne 1992. Il y avait quinze employés, au mieux, pour la plupart des vieilles bonnes femmes. Le salaire était de 150 balles par mois. Au début il n'y avait pas de machines, les employés s'occupaient en faisant le ménage dans le local. Début octobre sont arrivées trois machines à carton achetées au Portugal. Elles étaient vieilles et usées et totalement dépassées. Au poids, la ferraille ne devait pas valoir plus que quelques billets de 1 000. Elles fonctionnaient, d'accord, mais tombaient tout le temps en panne. Il n'y avait évidemment pas de pièces de rechange, si bien que Minos était frappé d'arrêts de production perpétuels. En général, c'était un employé qui réparait les machines comme il pouvait.
— Maintenant ça commence à ressembler à de la matière valable, reconnut Mikael. Qu'est-ce qu'on fabriquait réellement chez Minos ?
— En 1992 et la première moitié de 1993, ils ont produit des emballages classiques pour de la lessive, des boîtes à œufs et des choses comme ça. Ensuite ils ont fabriqué des sacs en papier. Mais l'usine manquait sans arrêt de matière première et la production n'a jamais atteint de sommets.
— Voilà qui ne ressemble pas exactement à un investissement gigantesque.
— J'ai fait les comptes. Le coût du loyer total pour deux ans était de 15 000 balles. Les salaires ont pu s'élever à 150 000 au grand maximum — et je suis généreux. Achat de machines et de moyens de transport... un fourgon qui livrait les boîtes à œufs... je dirais dans les 250 000. Ajoute des frais pour établir les autorisations, quelques frais de transport — apparemment une seule personne est venue de Suède rendre visite au village à quelques reprises. Disons que toute l'affaire a coûté moins de 1 million. Un jour de l'été 1993, le contremaître est venu à l'usine, il a dit qu'elle était désormais fermée et, quelque temps plus tard, un camion hongrois est venu embarquer tout le parc de machines. Exit Minos.
DURANT LE PROCÈS, Mikael avait souvent réfléchi à ce soir de la Saint-Jean. La conversation s'était dans l'ensemble déroulée comme une discussion entre deux copains, sur un ton de chamaillerie amicale, exactement comme du temps des années lycée. Adolescents, ils avaient partagé les fardeaux qu'on trimballe à cet âge. Adultes, ils étaient en réalité des étrangers l'un à l'autre, des êtres totalement différents. Au cours de la soirée, Mikael s'était fait la réflexion qu'il n'arrivait pas vraiment à se rappeler ce qui les avait rapprochés au lycée. Il se souvenait de Robert comme d'un garçon taciturne et réservé, incroyablement timide devant les filles. Adulte, il était un... eh bien, un grimpeur talentueux dans l'univers bancaire. Pour Mikael, il ne faisait aucun doute que son camarade avait des opinions diamétralement opposées à sa propre conception du monde.
Mikael buvait rarement au point de s'enivrer, mais cette rencontre fortuite avait transformé une croisière ratée en une soirée agréable, où le niveau de la bouteille d'aquavit s'approchait doucement du fond. Justement parce que la conversation avait gardé ce ton lycéen, il n'avait tout d'abord pas pris au sérieux le récit de Robert au sujet de Wennerström mais, à la fin, ses instincts journalistiques s'étaient réveillés. Tout à coup il avait écouté attentivement l'histoire de Robert et les objections logiques avaient surgi.
— Attends une seconde, demanda Mikael. Wennerström est une star parmi les boursicoteurs. Si je ne me trompe pas complètement, il doit être milliardaire...
— A vue de nez, le capital de Wennerstroem Group est de quelque 200 milliards. Tu es sur le point de demander pourquoi un milliardaire irait escroquer des gens pour 50 malheureux millions, à peine de l'argent de poche.
— Ben, plutôt pourquoi il irait tout mettre en péril avec une escroquerie trop évidente.
— Je ne sais pas si on peut dire qu'il s'agit d'une escroquerie vraiment évidente ; un bureau du CSI unanime, et les représentants des banques, le gouvernement et les experts-comptables du Parlement qui ont accepté les comptes présentés par Wennerström.
— Il s'agit quand même d'une somme ridicule.
— Certes. Mais réfléchis ; Wennerstroem Group est une boîte spécialisée dans l'investissement, qui traite avec tout ce qui peut rapporter des bénéfices à court terme — immobilier, titres, options, devises... et j'en passe. Wennerström a pris contact avec le CSI en 1992, au moment où le marché était sur le point d'atteindre le fond. Tu te souviens de l'automne 1992 ?