— Tu parles si je m'en souviens. J'avais des emprunts à taux variable pour mon appartement quand les intérêts de la banque de Suède ont grimpé de cinq cents pour cent en octobre. J'ai dû me coltiner des intérêts à dix-neuf pour cent pendant un an.
— Mmm, le pied ! sourit Robert. Moi aussi j'ai creusé de sacrés trous cette année-là. Et Hans-Erik Wennerström — comme tous les autres sur le marché — se démenait avec les mêmes problèmes. L'entreprise avait des milliards coincés en contrats de différentes sortes, mais très peu de liquidités. Et là, toc, impossible d'emprunter de nouvelles sommes fantaisistes. En général dans une telle situation, on bazarde quelques immeubles et on lèche ses plaies — sauf qu'en 1992 il n'y avait plus personne pour acheter des immeubles.
— Cash-flow problem.
— Exactement. Et Wennerström n'était pas le seul à avoir ce genre de problèmes. N'importe quel homme d'affaires...
— Ne dis pas homme d'affaires. Appelle-les comme tu veux, mais les qualifier d'hommes d'affaires, c'est une injure à une catégorie professionnelle sérieuse.
— ... n'importe quel boursicoteur, alors, avait des cash-flow problems... Considère les choses comme ceci : Wennerström a obtenu 60 millions de couronnes. Il en a remboursé 6, mais seulement au bout de trois ans. Les dépenses pour Minos n'ont pas dû dépasser de beaucoup le million. Rien que les intérêts de 60 millions pendant trois ans représentent une belle somme. Selon la façon dont il a investi l'argent, il a pu doubler l'argent du CSI, ou le multiplier par dix. Alors là, ce n'est plus de broutilles qu'on parle. À la tienne !
2
VENDREDI 20 DÉCEMBRE
DRAGAN ARMANSKIJ AVAIT cinquante-six ans, il était né en Croatie. Son père était un Juif arménien de Biélorussie. Sa mère était une musulmane bosniaque d'ascendance grecque. C'était elle qui s'était chargée de son éducation culturelle, avec pour conséquence qu'à l'âge adulte il se trouvait dans le grand groupe hétérogène que les médias définissaient comme les musulmans. Bizarrement, les services de l'immigration l'avaient enregistré comme serbe. Son passeport établissait qu'il était citoyen suédois et la photo montrait un visage carré aux mâchoires puissantes, un fond de barbe sombre et des tempes grises. On l'appelait souvent l'Arabe, alors qu'il n'y avait pas la moindre goutte de sang arabe dans son passé. Par contre, il était un authentique croisement du genre que les fous de biologie raciale décriraient sans aucune hésitation comme de la matière humaine inférieure.
Son visage rappelait vaguement le stéréotype du sousfifre local dans un film de gangsters américain. En réalité, il n'était ni trafiquant de drogue ni coupe-jarret pour la mafia. C'était un économiste talentueux qui avait commencé comme assistant à l'entreprise de sécurité Milton Security au début des années 1970 et qui, trois décennies plus tard, se retrouvait PDG et à la tête des opérations.
L'intérêt pour les questions de sécurité avait grandi peu à peu et s'était mué en fascination. C'était comme un jeu de stratégie — identifier des situations de menace, développer des contre-stratégies et sans cesse avoir un temps d'avance sur les espions industriels, les maîtres chanteurs et les arnaqueurs. Cela avait commencé quand il avait découvert la manière dont une habile escroquerie envers un client avait été réalisée à l'aide d'une comptabilité subtilement conçue. Il avait pu déterminer qui, dans un groupe d'une douzaine de personnes, se trouvait derrière la manipulation, et aujourd'hui, trente ans plus tard, il se souvenait de sa propre surprise quand il avait compris que le détournement avait pu se faire parce que la société en question avait omis de couvrir quelques trous dans les processus de sécurité. Il passa dès lors de simple comptable à joueur à part entière dans le développement de son entreprise, puis expert en escroqueries financières. Cinq ans plus tard, il se retrouvait dans la direction, et dix ans plus tard devenait — non sans réticences — PDG. A présent, la réticence s'était depuis longtemps calmée. Durant ses années dans la boîte, il avait transformé Milton Security en une des boîtes de sécurité les plus compétentes et les plus consultées en Suède.
Milton Security disposait de trois cent quatre-vingts collaborateurs à plein temps et plus de trois cents free-lances à toute épreuve, rémunérés à la mission. Une petite entreprise, donc, en comparaison de Falck ou de Svensk Bevakningstjànst. Quand Armanskij était entré dans l'entreprise, elle s'appelait encore Société de surveillance générale Johan Fredrik Milton, et sa clientèle était constituée de centres commerciaux qui avaient besoin de contrôleurs et de vigiles musclés. Sous sa direction, l'entreprise avait changé de nom pour devenir Milton Security, plus valable dans un contexte international, et elle avait misé sur une technologie de pointe. Le personnel avait été renouvelé ; gardiens de nuit en bout de course, fétichistes de l'uniforme et lycéens essayant de gagner trois sous avaient été remplacés par des personnes dotées de compétences sérieuses. Armanskij avait engagé d'ex-policiers d'un certain âge comme chefs des opérations, des diplômés en science politique spécialistes du terrorisme international, de la protection rapprochée et de l'espionnage industriel, et surtout des techniciens en télécommunications et des experts en informatique. L'entreprise avait quitté Solna et la banlieue pour s'installer dans des locaux plus prestigieux près de Slussen, au centre de Stockholm.
Au début des années 1990, Milton Security était armée pour offrir un tout nouveau type de sécurité à un cercle exclusif de clients, principalement des entreprises de taille moyenne affichant un chiffre d'affaires extrêmement élevé, et des particuliers aisés — stars du rock croulant sous les billets, joueurs en Bourse et patrons de start-up. Une grande partie de l'activité était centrée sur l'offre de gardes du corps et de solutions de sécurité pour des entreprises suédoises à l'étranger, surtout au Moyen-Orient. Cette partie de l'activité représentait actuellement près de soixante-dix pour cent du chiffre d'affaires. Au cours du règne d'Armanskij, le chiffre d'affaires était passé de 40 millions de couronnes à près de 2 milliards. Vendre de la sécurité était une branche extrêmement lucrative.
L'activité était répartie sur trois domaines principaux : les consultations de sécurité, qui consistaient en l'identification de dangers possibles ou imaginés ; les mesures préventives, qui en général consistaient en l'installation de caméras de surveillance coûteuses, d'alarmes effraction ou incendie, en systèmes électroniques de verrouillage et en équipements informatiques ; et pour finir une protection rapprochée des particuliers ou des entreprises qui s'estimaient victimes de menaces, qu'elles soient réelles ou imaginées. Ce dernier marché avait plus que quadruplé en dix ans et, les dernières années, un nouveau type de clientèle était apparu sous forme de femmes passablement friquées qui cherchaient à se protéger d'un ex-petit ami ou mari ou de harceleurs inconnus qui les auraient vues à la télé et auraient fait une fixation sur leur pull moulant ou la couleur de leur rouge à lèvres. De plus, Milton Security travaillait en partenariat avec des entreprises jouissant de la même bonne réputation qu'elle dans d'autres pays européens et aux Etats-Unis, et se chargeait de la sécurité de personnalités internationales en visite en Suède ; telle cette célèbre actrice américaine en tournage pendant deux mois à Trollhättan et dont l'agent estimait que son statut exigeait qu'elle soit accompagnée de gardes du corps lors de ses rarissimes promenades autour de l'hôtel.