« Quand seriez-vous-t-il libre deux trois jours, Antoine ? Comment ? Pour aller où est-ce ? A Oléron. C’est bien dans les Alpes-Maritimes, Grabote ? Non ? Dans les Charentes : j’sus pas passée loin. Comment disez-vous, Santantonio ? Demain ? Formidable ! On arrive demain, Grabote, préviens ton homme. L’adresse c’est quoi est-ce ? La Branlée-sur-Mer, près de la plage des nudistes ? J’me réjuive d’connaît’. Et vot’établissement s’appelle comment ? La Barque su’ l’Toit ? Drôle de nom. Comment ? Ah ! y s’nomme ainsi biscotte y a une barque de pêche su’ l’toit ? Ça doive faire curieux. Allez, tchauve, ma puce, à d’main ! »
La Baleine raccroche. Des rubis scintillent dans ses prunelles : les larmes de l’émotion.
Elle considère, à travers cette gélatine, mon bureau où nous ne sommes plus que deux.
— Sac-à-merde est parti ? demande calmement la poutrone.
— Dans un silence de mort, confirmé-je. J’avoue que je ne l’ai jamais vu à ce point courroucé : il ne parvenait plus à parler !
— Alors, qu’il la ferme, ça nous r’posera les oreilles. C’qu’il a, c’est qu’il a pas d’commune mesure ! assure Berthe.
Elle remet en place son nichon gauche qui jouait à l’avalanche hors de son monte-charge.
— Que vous acceptassiez d’viendre au s’cours d’ma chère sœur, Antoine, je l’oubliererai jamais.
— Si vous me racontiez ce dont il s’agit, douce amie ? J’avoue ne pas comprendre grand-chose à cette affaire.
Elle croise si haut ses jambons que j’aperçois sa cressonnière.
— Tout d’sute, mon cher. V’là l’histoire…
CHAPITRE
— Mon cher, attaque-t-elle d’une voix vélocipédique, faite pour durer longtemps, je suis d’extradition modeste. Mon père était rétameur d’son état, et y s’rétamait lu-même deux fois par jour, sauf l’dimanche où qu’y se ramassait trois peintures plus belles qu’au musée. Ma mère, elle, f’sait rempailleuse d’chaises. Elle éclusait moins qu’mon vieux, c’est pourquoive elle a eu une cirrhose plus douce, d’au lieu que mon papa, son foie a pratiquement éclaté un jour qu’il a confondu l’flacon d’alcool à brûler d’avec sa bouteille d’calva-pays-d’Auge.
« D’famille, on s’croiliait seules, ma sœur et moive. Vous l’avez connue, ma Poupette ? Elle avait eu une polio carabinée au moment d’sa puberté et p’sait cent trente kilos. Y avait fallu mett’ des brancards à son fauteuil pour pouvoir la déplacer. Un voltaire, biscotte vu son obésance, l’était pas question d’faire rentrer son énorme cul dans un’ chaise roulante. On s’la coltinait comme si c’serait été une maharajeuse, et j’vous prille d’croire qu’on chopait des brandillons d’déménageurs d’pianos ! Ah ! la vache ! Enfin, on a fait ce qu’on a puve.
« Moi, dès qu’j’ai eu raté l’certificat d’études, j’m’ai placée bonne d’bistrot et j’ai z’eu la chance d’tomber su’ m’sieur Finfin, un bougnat estrêment cultivé qui m’a vergée d’entrée d’jeu. Un tempérament d’Cosaque, il avait. A tout bout d’champ, y me d’mandait d’descende à la cave av’c lui pour des rangements. Y avait une trappe dans l’plancher, un escalier de bois très casse-gueule. Y passait galamment l’premier, moi derrière. Quand il était arrivé en bas, y m’attendait, m’stoppait à mi-hauteur et m’ôtait ma p’tite culotte dont afin d’me brouter les herbes potagères. Ce qu’j’m’rappelle, m’sieur Finfin, c’est c’t’ langue d’caléméon qu’il avait : longue et d’une agileté estraordinaire. Y t’vous la promenait d’la porte d’devant à la port’ d’derrière qu’on eusse cru qu’il en avait vingt. Et en vrille, si vous verreriez c’que je veux dire, Antoine ? Vous voiliez ? J’en étais sûre : un homm’ tel qu’vous !
« Mais j’m’écarte, av’c m’sieur Finfin. J’vous en r’viens à chez nous. Un soir, le père rent’ d’son boulot. Contrairement à d’habitude, y n’avait rien éclusé. L’avait l’air grave. Y nous réunit autour du brancard à Poupette et y attaque : “Faut qu’j’vous cause dans l’sérieux, les morues. V’là : y a douze ans, j’m’ai tiré un’ fille qui logeait au-d’ssus d’mon atelier : la petite Borduré, une pauv’ gosse orpheline et tubarde et j’y ai collé un chiare. Elle l’a pondu à l’Hôtel-Dieu sans faire d’histoires. L’a élevé d’son mieux en travaillant courageusement à l’usine. Parfois, j’lu filais un peu d’fraîche pour qu’elle jointasse les deux bouts. A m’d’mandait rien, notez, Cosette, dans son genre. Et v’là qu’elle vient d’canner et qu’on va mett’ sa gosse à l’insistance publique. Du coup, j’dis non : haltète-là ! Pas d’ça, Louisette ! C’t’orpheline on va la recueillellir à la maison et finir d’l’élever. Au cas qu’ça déplaira à l’une d’entre vous, elle le dit et c’est elle qui débarrasse l’plancher av’c un coup de latte dans les miches pour presser l’mouvement. Si on n’aurait pas un peu d’cœur, la vie n’sererait plus qu’un tas d’merde. Y a des abjections dans l’assistance ? Non ? Adjugé ! La gosse dormirera av’c Berthe et la mère va deviendre sa s’conde maman, l’Seigneur le lu rendrera.”
« Alors, continue la narratrice, c’est comme ça que Grabote a venu s’installer parmi nous. C’est ma demi-frangine, si on voudrait bien considérer les choses, n’empêche qu’j’l’ai bien aimée. L’était gentille tout plein, Antoine, cherchant toujours à m’faire plaisir. Tenez, j’vous prends, quand elle préparait des carottes pour la soupe, la plus belle, é m’la mettait, bien épluchée, sous mon oreiller, pour ma branlette du soir. Ça part d’un bon sentiment, ne me dites pas !
« Mais j’attarde au lieu d’aller droit z’au but. Le temps a passé. Le vieux a esplosé d’son alcool à brûler, comme j’vous l’ai dit. Après lui, m’man qu’était une crème, a continué d’s’occuper de Grabote. É f’sait partille d’la maison, quoive ! Un jour j’ai rencontré c’gros sac à gadoue d’Bérurier. Il avait une queue d’enfer : j’l’aye épousé pour pas laisser échapper une bite pareille plutôt que par amour ! Y débutait dans la police : agent à la circulation, et l’avait comme collègue inséparab’ Ambroise Paray, un garçon pas mal d’sa personne qui v’nait de Bourg-Hersent, près d’Laval[1]. J’ai bien renouché illico qu’y s’en ressentait pour ma d’mi-frangine. Bien qu’é fussasse jeune, il y a fait une cour acidulée et l’a mariée l’jour d’ses dix-huit ans révolutionnaires.
« J’doive reconnaît’ qu’ça été une bonne période d’not vie. Les jeunes mariés habitaient dans not’ cuisine en attendant d’trouver un appart’ment. On f’sait des bamboulas monstres, les soirs qu’ces messieurs n’étaient pas d’service ; les autres aussi d’alieurs, mais sans eux. J’avais à cœur l’éducance d’ma p’tite frangine. J’y montrais comment t’est-ce on ch’vauche un homme tout en prenant un s’cond braque dans l’oigne. C’sont des choses qu’ont l’air d’rien, mais qu’une jeune mariée doit connaît’ si elle voudra pas avoir l’air gourdasse dans les réceptions.
« Et puis ils ont trouvé un logement, ach’té une bagnole, biscotte Ambroise v’nait d’faire un héritage conséquent. Du moins, c’est ce qu’il nous racontait. C’est l’époque qu’y offrait des montres en or à sa femme et qu’y nous invitait dans les grands restaus. En dehors du travail, il se saboulait milord à la Samaritaine d’Lusc. Fallait l’voir frimer au volant d’sa Chambord d’occase, faire chatoiner sa ch’valière, commander du champ’ à tout propos. On était gênés d’sortir av’c eux. Grabote portait des toilettes rupines et s’prenait pour une riche héritière d’feuilleton télé.