— Je craignais que vous ne confondiez avec l’écrivain, dis-je.
— Quel écrivain ?
— Non, rien !
CHAPITRE
La fiche m’enseigne que Proute a passé deux nuits dans cet hôtel, fin juillet, du 27 au 29. Maintenant je dois en apprendre davantage sur son bref séjour. La fiche ne précise pas s’il était accompagné. A la rubrique « venant de », il a inscrit « Montréal, Canada », ce qui ne laisse pas que de me faire mouiller, comme me disait l’autre jour la pauvre reine Fabiola qui a bien voulu me recevoir en audience privée. Un sentiment curieux commence à se dessiner, qui m’excite la glande flicardière.
Je surprends le regard attentif, professionnel, devrais-je plutôt dire, du concierge posé sur moi.
— Je vous dois une grande satisfaction, cher monsieur, lui assuré-je, vous venez de faire beaucoup pour nous.
Enfin un bon sourire. L’éclat de ses carreaux se fait plus vif.
— Vous m’en voyez ravi.
Je sors discrètement un talbin pisseux de ma fouille, le plie en seize et le lui fourre dans les lignes de la main.
Il a renouché que c’était de la grosse coupure à cinq cents francs le billet (prix de revient). Venant d’un perdreau, même de haut niveau, ça le sidère.
— Nous avons une caisse noire pour nos œuvres, lui expliqué-je.
Il se fait une raison et glisse le bifton dans sa poche de pantalon où il le coince avec son testicule droit.
— Maintenant, soliloqué-je, nous allons devoir pousser les choses plus loin et vous allez m’aider, cher Félix (son prénom et son blase sont gravés sur une plaquette de cuivre).
— Si c’est en mon pouvoir, emphase-t-il.
— Il faut que soit dressé un rapport exhaustif sur les faits et gestes de ce client au cours de son séjour à l’hôtel. Essayez de nous défricher le terrain en dressant une liste du personnel qui a eu à s’occuper de lui, mon cher, vous ne le regretterez pas. Les personnes l’accompagnant, ses appels téléphoniques, tout, vous dis-je ! Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je vais envoyer quelqu’un enquêter dans cet honorable établissement.
Un temps, je baisse le ton (ce qui est préférable à baisser son bénoche) :
— Répondez-moi franchement, Félix, vous n’êtes pas raciste ?
Il s’indigne :
— Comment le serions-nous, avec tous les Américains noirs qui descendent chez nous ?
— Je vous posais la question parce que le collaborateur que je vais vous adresser est négroïde sur les bords.
— A l’impossible nul n’est tenu, rétorque cet homme de bien.
Ramadé Blanc est enceinte, ou alors elle a mangé trop de pastèque.
C’est ce que je me dis, en la voyant en pyjama dans l’encadrement de la porte, les lotos brouillés de sommeil, comme on dit puis dans les bons livres hautement chiés.
Plusieurs mois que je n’ai vu cette gentille.
— Pardon pour l’heure tardive, fais-je avec des yeux et une voix pleins de tendresse.
J’aime beaucoup cette femme. Elle réunit pour moi les qualités dominantes que doit avoir une épouse : elle est intelligente, réservée, amoureuse des siens et toujours de belle humeur.
— Entrez ! invite-t-elle, nous allons parler bas parce que mon dernier a les oreillons et vient juste de s’endormir.
— Jérémie est ici ?
— Lui aussi a eu du mal à trouver le sommeil, à cause de Carrefour Vavin. Il l’a bercé dans ses bras toute la soirée.
J’ignorais le prénom de leur provisoirement dernier. Chez les Blanc, ils ont la spécialité des blases étranges. La sœur de Jérémie ne s’appelle-t-elle pas Cadillac V 12 ?
— Bien, fais-je à Ramadé, ne l’éveillons pas. Dites-lui seulement que je l’attendrai demain matin au bureau autour de dix heures.
Comme je vais rebrousser palier, le Négus surgit, sobrement vêtu d’un slip jaune à liseré noir qui fait ressortir sa peau d’ébène ainsi que le chibre monumental qu’il contient (mal).
— J’ai entendu ton mâle organe, assure-t-il en se grattant le sous-couilles.
Je les suis jusqu’à leur salon, de bon goût, que jonche une flopée de jouets du premier âge.
— Fais-nous du café, chérie, enjoint-il à sa chère et tendre.
— Pas pour moi ! supplié-je, le précédent que vous m’avez offert m’a empêché de roupiller pendant trois semaines !
— On va te le faire léger, promet-il.
— Non, non, ce serait encore too much, j’ai l’habitude du jus de chaussettes.
On transige avec un alcool de Bamakoko.
Pendant que la jeune mère s’emploie, je narre à mon tout-black, les avatars du beauf en démarrant l’histoire à son début, à savoir ses délits de jeune flic.
Mon résumé est long. Interrompu seulement par une gorgée d’alcool qui me déchire la corgnole comme si j’avalais une poignée de clous de tapissier. Me faut un grand verre d’eau pour me désendolorer le pipe-line.
Vaille que vaille, je conduis mon récit à son terme.
— Je ne m’attarderai pas à Paris, dis-je ; toi, tu vas enquêter sur Marcel Proute. Il me faut une bio complète du personnage, principalement depuis sa sortie de cabane. Je dois tout connaître de lui : ses fréquentations, l’endroit où il créchait et qui ne se trouve sûrement pas à Paris puisqu’il est descendu à l’hôtel, le moment et le lieu où il aurait subi une légère intervention chirurgicale, ses moyens d’existence ; mets là-dessus autant de mecs qu’il t’en faudra. Occupe-toi personnellement de l’Hôtel du Premier Consul ; je veux savoir heure par heure ce qu’il y a branlé. Tu trouveras son dossier aux sommiers, il te servira de vade-mecum. Voici un téléphone où tu pourras me joindre. Cela dit, sais-tu ce que sont devenus La Pine et le Gravos, aucun de leurs deux téléphones ne répond ?
— Ils sont aux eaux ! sourit le Noirpiot.
Et moi, je comprends le « zoo », d’où mon étonnance :
— Qu’est-ce qu’ils foutent à Vincennes ?
— Je te parle des eaux thermales ! Amélie-les-Bains ! Ils y ont conduit la mère Pinuche et projettent de rentrer par le chemin des écoliers balisé de tables à trois étoiles. Un caprice de la Vieillasse qui s’est mis à bouffer depuis qu’il a arrêté de fumer. Il a déjà pris quatre kilos en huit jours !
Là-dessus, Carrefour Vavin se met à glapir, jetant la perturbation chez ses parents.
Je me retire avec une telle discrétion que ça leur fait kif si je n’étais pas venu.
Et puis je me retrouve dehors, dans la belle nuit de Belleville qui a tant changé au cours des deux dernières décennies. Utrillo fait ses adieux à Paris, ou plutôt, c’est Pantruche qui prend congé d’Utrillo. Bye bye, cartes postales anciennes ! Je devrais rentrer chez nous. Je suis certain que m’man m’attend en lisant le dernier Troyat, l’un des ultimes romanciers français authentiques.
Malgré cette pensée, un diablotin me pousse à rôdailler dans la capitale. C’est pas mes glandes qui me tarabustent puisque je viens de les essorer avec la mère Mathias.
Alors ?
Je drive ma Mercedes au hasard des rues, boulevards, avenues.
En mal de je ne sais quoi.
Ça me biche parfois, à la manière d’une crise de foie. Des picotements, mais au lieu de se manifester dans le burlingue, c’est dans la tronche que ça s’opère. Ça me lancine. Une sorte de pressentiment. D’angoisse. De regret confus. Comme si je venais de passer à côté de quelque chose d’important, sans l’apercevoir. Mais le quelque chose en question se formalise de mon indifférence. Il est vexé. C’est teigneux, ces petites bêtes.