Le ciel est bleu-gris, la mer gris-bleu. L’air sent le varech et le doigt du valet de ferme venant de lutiner la Josette. Les parcs à huîtres s’étalent à mes pieds, peuplés de mareyeurs en action. C’est superbe et vivifiant.
Tiens ! je me cognerais volontiers une douzaine d’huîtres sans respirer, pour m’ioder l’intérieur. Jadis, ma grand-mère me faisait gober des œufs pris au poulailler, comme quoi c’était fortifiant et qu’ils me permettraient de devenir « un beau petit ». Effectivement, je suis un gars pas dégueu, selon des sources bien informées. Mais de là à affirmer que c’est aux œufs de grand-mère que je dois ma forme…
Le motel des Paray a recouvré sa tranquillité habituelle. Le couple a remis sa crèche en état et la police a embarqué la barcasse déglinguée qui servait d’enseigne (de vaisseau), comme pièce à conviction. Ça modifie le panorama : leur motel a l’air tout mignard et rabougri sans cette décoration insolite qui mettait de la couleur.
Ambroise, tu croirais un homme bleu du Hoggar venant de dévaler les escadrins de la tour Eiffel à plat ventre. Il ecchymose (verbe du premier groupe) à tout berzingue. Ses lèvres en rebord de pot de chambre lui font un parler bizarre qui n’est pas sans évoquer celui d’un débile profond. La monstre rouste qu’il a effacée a dû lui chancetiquer le mental car il s’est tassé, la tronche entre ses épaules de pingouin, le regard flottant, plein d’une perpétuelle appréhension, les mains tremblantes kif celles d’un parkinsonien en train de se taper un rassis.
— Quoi de nouveau ? fais-je en m’efforçant au débonnarisme[9].
— Il a peur, m’explique Grabote. Après cette agression de l’autre nuit, il a les nerfs brisés. Il s’attend à tout bout de champ à ce qu’on lui troue la peau et, qui sait, à moi aussi peut-être ?
— On l’aurait zigouillé l’autre soir, si ses ennemis envisageaient cette extrémité, tenté-je de la rassurer.
J’adresse un signe discret à la demi-frangine de Berthaga pour l’inviter à me suivre à l’extérieur.
Elle.
Sur l’arrière du motel, ça fait un peu lande, entre la construction et le bois où mourut Proute l’Arsouille. Quelques gros cactus de western poussent dans un sol sablonneux.
Devant les clapiers, plusieurs misérables transats de toile décolorée. Des dames y prennent le soleil. Les plus vieilles tricotent en jacassant d’un bungalow à l’autre. Une vachasse bourreletteuse offre ses cuisses bleues aux rayons de l’astre du jour, comme disaient les Romantiques du siècle dernier, qui ne chiaient pas la honte. La dame la mieux du lot, une châtaine-blonde avec de grosses lunettes noires, lit un bouquin de Stephen King qui doit peser 3 kilos 600.
Je coule un regard à la fois con, cul et pissant sur la vacancière que j’allusionne. J’apprécie son soutif noir, son short blanc, ses longues cuisses ambrées, ses ongles de pieds vernissés carmin. M’attarde sur ses genouxes bien ronds (dirait le Mammouth). La personne doit envisager la quarantaine sans trop paniquer. Le genre de gerce capable de tenir le premier rôle féminin dans « Le bidet en folie ». D’emblée, je me dis qu’il doit être plus joyce de l’escalader que la Roche de Solutré.
On s’éloigne de cette femme comestible, Grabote et ma pomme (en anglais : my apple).
La pauvre gerce est intimidée, voire carrément craintive.
— Vous avez quelque chose de grave à me dire ? elle s’inquiète.
M’abstiens de répondre. C’est toujours bon, comme dans le cas présent, de laisser mijoter à feux doux une épouse telle qu’elle dans les crainteries.
— Voyez-vous, chère amie, lui dis-je-t-il après un silence si prolongé qu’elle doit en faire pipi dans ce que je n’ose appeler sa culotte, je crains que votre cher époux ne m’ait pas tout dit.
— A propos de quoi ?
— A propos d’un peu tout. Votre affaire n’est pas claire. Je n’arrive pas à piger pourquoi « on » s’est donné le mal (car c’en fut un) de hisser un ex-camarade d’Ambroise sur le toit de votre motel alors qu’il était mort. Je pige moins encore les motivations de ses deux agresseurs qui l’ont à moitié massacré sans lui parler. Quand des mystères de ce calibre échoient à un individu, c’est que ce dernier est le pivot d’une affaire de première classe.
Elle récrie, avec fougue et sanglotage vocal :
— Broisy ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point sa vie est irréprochable, depuis des années ! Il suit le droit chemin, je vous en conjure. Honnête jusqu’au bout des ongles. C’en est devenu de la maniaquerie de sa part.
— Et vous n’avez pas la moindre idée sur les raisons d’un tel micmac ?
— Pas la moindre ! Il est pris dans un engrenage dont je comprends rien, monsieur San-Antonio.
Elle ajoute :
— Si vous mettiez la main sur ses agresseurs de l’autre nuit, peut-être qu’ils pourraient vous fournir des explications ?
— C’est une excellente suggestion ! approuvé-je, je vais y réfléchir.
Elle semble calmée par ma promesse puis, soudain, pousse un cri qui rappelle à s’y méprendre celui de l’otarie en rut.
— Vous ne savez pas ce qu’il arrive à ma pauvre Berthe ?
— Quoi-ce ?
— Ils lui ont fait prendre un médicament à l’hôpital, qui lui fait pousser la barbe. On dirait la photo de Karl Marx, on va être obligé de la raser, parce qu’il y aurait des hormones mâles dans le produit !
— Berthe en femme à barbe ! Voilà qui ne doit pas manquer de piquant, plaisanté-je, séduit par cet aspect nouveau de la Baleine. Notez qu’elle a toujours eu le système pileux fort développé.
— C’est juste, reconnaît la Cosette d’Oléron. Mais c’était surtout au bas-ventre que ça se propageait.
Nous sommes interrompus par le joyeux hèlement de l’adjudant Narguilé.
Il s’avance vers moi, tout frais, les joues talquées, le sourire comme une tranche de pastèque dont les pépins seraient blancs.
— Vous n’étiez pas là, hier, fait-il en pressant ma dextre ouvragée de la sienne.
— J’ai dû faire un aller-retour à Paris, réponds-je. Votre enquête progresse ?
— On a retrouvé une Range-Rover abandonnée dans le bois de Beauregard. Le véhicule a été volé à Paris, il y a plus d’un mois à un architecte. J’ai demandé à ce qu’on relève les empreintes. Une fouille approfondie n’a rien donné.
Je ne puis m’empêcher de penser que si elle avait été effectuée par l’illustre Sana, il n’en serait peut-être pas de même.
C’est de la suffisance de ma part, tu crois ?
CHAPITRE
Autrefois, y avait peu de magouilles connues dans le monde politique. Quand un problo surgissait, même pas un gros, le gouvernement tout entier sautait. Ça ne badinait pas, espère. Un édile pris à partie par la presse se filait une bastos dans la bigouden, pas survivre au déshonneur. A notre époque de haut pourrissement, ça se déroule plus pareil. Les gars en place se goinfrent, bâtissent des châteaux çà et là (mais pas en Espagne), trafiquent de n’importe quoi, bref usent et abusent de leurs fonctions pour baliser leurs comptes suisses. T’as bien quelques vaillants petits juges qui tentent et intentent pour essayer d’endiguer la vérole, mais ils sont mal vus « d’en haut lieu ». Passent pour des énervés qu’il faut tenir à l’œil et moucher à la première occase. Les chevaliers ammoniaqués se font critiquer là où c’est pas fameux de l’être. Ils sont attendus au virage, ou bien en bas de leur domicile pour une tisane party de plomb fondu. Ce sont les héros des temps modernes, comme quoi le droit mène à tout.