CHAPITRE
Il est nimbé, l’époux de la femme à barbe. Dégage une lumière qui n’appartient généralement qu’aux apparitions surnaturelles. Il entre, fait trois pas en direction du plumzingue de son beauf, s’arrête au passage devant celui du voisin de chambrée dont la moribonderie le trouble, hoche la tête en le considérant.
— V’là un gus complèt’ment fané, déclare Son Ampleur. M’étonn’rerait qu’y soye enco’ là pour les nouvelles télévisesées du soir. Y feraient mieux d’le ciller diréqu’ment à la morgue ; ça dégagerait l’terrain.
Cet avis, qu’on ne lui demande pas, donné, il vient jusqu’à la couche beaufrèriale, s’immobilise pour contempler à pleines teillées le gisant qui l’occupe.
— Dis voir, murmure-t-il, t’es pas frais non plus, ta pomme. Tu vas pouvoir prend’ des fortifiants.
— Alexandre ! balbutie le blessé. O Alexandre-Benoît. Toi, enfin ! Comme la vie a été longue sans ta chère présence !
Il pleure douloureusement. Sobrement. Larmes de martyr qui remuent les âmes les plus endurcies.
Le Magnanime se penche pour considérer l’individu terrassé qui gît sur la couche d’hôpital.
— Alors, t’as voulu t’flinguer, mec ? Et naturell’ment tu t’as raté. T’as jamais pu réussir quoi ce fût dans l’eguesistence.
Ayant porté ce jugement définitif, il donne au blessé une sobre accolade dépourvue de passion.
— Que c’est beau ! Seigneur que c’est beau ! sanglote Grabote. Je n’eusse jamais pu espérer qu’un jour pareil arriverait. Je sens qu’à compter de maintenant, la vie va démarrer sur des bases nouvelles !
Et, me prenant à témoin :
— Vous ne croyez pas, monsieur San-Antonio ?
— Peut-être, admets-je, mais ça dépend de ce que vous entendez par « des bases nouvelles », ma chère amie.
Elle s’écarquille les lotos derrière son rideau de larmes. Je lui tapote l’épaule, puis lui avance l’une des deux chaises meublant la chambre. La pauvre femme y dépose le cul le moins appétissant du monde.
Ensuite je pousse la deuxième chaise en direction du Mammouth.
— Assieds-toi aussi, vieux frangin.
— Et toive ? s’inquiète cet être exquis, pourtant peu soucieux d’urbanité.
— Je resterai debout, je serai mieux pour parler.
Béru place donc quatre-vingts kilogrammes de cul pas très frais sur le siège.
— Tu sais, Broise, attaque-t-il, je t’absolutionne biscotte j’croive en ton innocenterie. Sais-tu depuis quand est-ce ?
— Oui, chuchote le raté.
— Dis-y-l’moi, qu’on voye ?
— Depuis la nuit où tu es venu avec Pinaud me mettre une rouste au motel.
Là, le Mastard fait le grand écart avec sa cervelle.
— Quoi-ce ! Tu nous as reconnus ? On en a pourtant pas cassé une broque !
— Non, mais tu as loufé à plusieurs reprises, Sandre. Permets-moi de te dire que des pets comme les tiens, y a pas deux anus capables de les produire.
L’Insane éclate d’un rire plus joyeux que la cuisson de beignets dans la grande friture.
— Formide ! exulte Gargantua. S’trahir d’la sorte ! Quand est-ce j’vas raconter ça, à la Grande Masure, les collègues en licebroqueront dans leur froc !
« Pourquoi-ve t’as fait kif si qu’tu m’aurais pas r’connu, p’tit nœud ? »
— J’étais terrorisé. J’avais l’impression que t’aurais pu me porter un coup fatal ; déjà que tu m’en as mis plein la gueule !
Le Gravos hoche sa tête de bovin pensif.
— Faut comprend’ l’état dont j’m’ trouvevais, gars. J’t’ croiliais dur comme fer empliqué dans c’te béchamel. Mais quand après avoir tout r’mué dans ta crèche, j’n’ai trouvé qu’des factures impayées et des rappels d’impôts, j’ai bien compris qu’v’s’étiez pauv’ comme zob, Grabote et tézigueman. Qu’ donc, mes soupçons tombaient à plat.
— Heureusement, balbutie Ambroise, ta dérouillée a eu au moins ce résultat !
Le Mammouth saisit la dextre de son beauf sur la méchante carouble et la presse.
— Maint’nant que désormais la page est tournée, Broisy, on va r’prend’ nos r’lations d’jadis.
— Merci ! bafouille le motelier.
Re-sanglots de sa pauvre Carabosse que ce happy end émotionne à outrance.
Bérurier me propose son beau visage radieux de tête de cochon sur lit de gelée.
— Y a d’beaux moments dans la vie, non ? me d’mande-t-il.
Je souris mystérieusement. Il enrogne :
— Bordel, t’es là qui r’gardes, qu’écoutes, et tu n’dis rien !
— Chacun son temps de parole, assuré-je.
— Tu te cailles la laitance sur c’t’affaire qu’est pas soluve ?
Il me faut quatre secondes pour faire de son « soluve » le « solutionnée » qu’il s’efforce de suppléer. Ensuite de quoi, je déclare :
— Elle l’est, mec !
— Et tu n’m’en causais pas !
— Je vais.
— J’ouïs ?
Je pose mes deux belles pognes d’aristo de la castagne sur le montant sud du plumard, sorte de barre des témoins improvisée.
— Voici les faits, monsieur le président…
Je coagule ma pensée pour éviter les phrases inutiles. Commence :
— Feu Marcel Proute était un malfrat astucieux, spécialisé dans l’ouverture des coffres de haute sécurité. Le don, quoi, ça ne s’improvise pas. Un jour, dans le tapis où il a ses habitudes, il reçoit la visite d’une frangine de bonne tenue qui a un job à lui proposer : l’ouverture d’une tirelire dans un labo. La somme qu’elle propose est assez confortable pour allécher celui qui allait devenir bientôt le copain d’Ambroise. Il force le Fichet, malgré sa sophistication, prend l’enveloppe qui s’y trouve mais doit, pour assurer sa fuite, estourbir le gardien.
« Comme ce n’est pas son day de chance, il se fait serrer le même jour. Seulement, il a juste eu le temps de confier à son frangin, malfrat comme lui, la précieuse découverte. Quand on l’interrogera, il prétendra que le coffre était vide et n’en démordra pas car c’est un cabochard. Et puis c’est les assiettes, la condamnation. En taule, il fait connaissance de l’ami Ambroise. Ils se lient de sympathie.
« Les jours, les mois passent. C’est long. L’univers carcéral fortifie l’amitié des deux hommes. Les confidences finissent par venir. A l’issue de sa peine, Paray est libéré. Son compagnon de “pension” lui demande d’aller voir son frère qui est au plus mal.
« Compatissant et serviable, notre ami s’acquitte de la mission. Il arrive juste à temps car M. Frangin est dans l’antichambre du coltar. Est-ce le frère qui, sentant sa fin prochaine, te révèle où est planquée l’enveloppe, ou la lui as-tu réclamée de la part de Marcel ? Toujours est-il qu’elle entre en ta possession. »
— Mais mais mais non ! s’insurge le rat-mulot.
— Tu sais bien que si ! opposé-je avec cette calme détermination qui tant impressionne les masses populaires.
Et, sans plus m’occuper de lui, je reprends le fil de mon récit :
— Donc, tu es libre, et tu as la fameuse enveloppe. Elle a été décachetée depuis lurette. Ne contient que des textes abscons, mon bon Ambroise, de ces hiéroglyphes modernes que sont les formules de nos physiciens, chimistes ou mathématiciens, c’est-à-dire que, pour toi, ils ne valent pas un pet de lapin. Tu les planques à tout hasard, en te disant qu’un jour, peut-être, tu trouveras l’occasion d’en tirer profit. Le moral ruiné par ta détention, désabusés, vous décidez de vous mettre au service d’une juste cause, Grabote et toi. Vous partez accomplir l’œuvre rédemptrice de votre existence. Alors c’est l’Inde et ses déshérités. Bravo ! Une telle démarche est à inscrire à votre crédit.