Je considère mon auditoire passionné. Ils sont là, tous les trois, béants d’attention, les yeux en boules de loterie nationale, la bouche écarquillée et saliveuse.
J’adresse un sourire en arc de cercle à ce trio captivé.
— Intéressés, hein ? leur dis-je-t-il.
Et de continuer, courageux, inexorable :
— Pendant votre vie d’apôtres, vous avez souvent repensé à la fameuse enveloppe. Elle vous tracasse, vous ronge la pensarde. Vous sentez, que dis-je, vous savez qu’elle est détentrice de richesses : les coquins ont un sixième sens qui les avertit de ce genre de chose.
« De retour en France, alors que le gars Marcel Proute est encore dans sa geôle, à la recherche du temps perdu, vous entreprenez une opération de grand style que, pour ma part, je trouve vachement gonflée : vous nouez des contacts discrets avec le labo où furent volés les documents. A la vérité, j’ignore tout de vos tractations à ce point de l’enquête, mais nous débroussaillerons cela rapidement.
« Vous traitez donc avec les établissements Vissmerbaum et Gotha Inco. De quelle manière vous y prenez-vous ? Quelle garantie de sécurité parvenez-vous à vous faire donner ? Dans quelques jours, tout sera « propre-en-ordre », comme disent mes amis suisses. Toujours est-il que vous obtenez satisfaction moyennant finances. Las ! Les choses cahotent car il manque au puzzle restitué une pièce maîtresse, à savoir une minuscule ampoule qui était jointe aux documents et qui a disparu. C’est donc seulement une partie de la rançon qu’on vous donne, en attendant la remise du complément, autrement dit la fameuse gélule. »
Je vais prendre une bouteille d’eau minérale non entamée sur la table de nuit du moribond voisin et en sèche d’une traite la moitié. Je me déshydrate de la menteuse, moi, à jacter comme un prof d’université.
Les trois statues de cire qui me font face ne bronchent pas d’un poil de zob.
— J’ignore combien vous avez obtenu des documents, probablement un joli magot, mes deux camarades. Que faites-vous alors ? Vous filez au Canada, histoire d’y recommencer votre vie. Vous lancez-vous vraiment dans la fourrure, la chasse ou autres entreprises, comme vous le prétendez, nous le saurons également bientôt. En tout cas vous y planquez le pognon déjà affuré grâce à la restitution des papelards. Mon collaborateur Jérémie Blanc a découvert que vous avez un compte dans une banque du Québec, lesté d’un demi-million de dollars. Ça peut servir pour vos vieux jours, pas vrai ?
Le silence de mes terlocuteurs devient pesant, compact, monolithique. On a l’étrange impression que la mort rôde dans la chambre. Est-ce à cause du vieux kroum, dans le pageot voisin, en train d’avaler doucettement son extrait de naissance ? Selon moi, il changera de planète avant la nuit, le pauvre gazier. Il est de plus en plus en partance.
Un court instant, je sifflote O Sole mio entre mes dents, comme souvent dans mes périodes d’exception. Et là, j’en vis une.
Puis, me voilà reparti :
— Pourquoi le Canada ? Je risque des suppositions ; ce sera à vous, ensuite, d’apporter d’éventuelles rectifications. Vous avez appris que le frangin de Marcel Proute y avait séjourné longtemps avant de revenir crever en France. Vous allez au pays de Maria Chapdelaine non seulement pour y placarder votre magot, mais aussi pour y chercher l’ampoule. Votre avis est que « M. Frère » l’a mise en sûreté là-bas.
« Bonne déduction, mais qui vous foutra dans la merde, car vous êtes incapable de récupérer l’ampoule du “Graal” ; de plus, en agissant ainsi, vous allez mettre la puce à l’oreille de Marcel quand il sera élargi. D’autant qu’il n’est pas seul à phosphorer. Quelqu’un l’attend à sa sortie du trou ; quelqu’un qui fut le maître d’œuvre de ce coup fumant et qui surveille la réapparition de votre ami de cellule, mon cher Ambroise, croyant qu’il détenait toujours les butins résultant du vol au labo. Peau de balle !
« C’est alors que le doute naît dans l’esprit de Proute, vous concernant. Apprenant votre séjour au Canada, il y part à son tour. Son enquête, à lui, sera plus fructueuse. Faut dire qu’il connaissait son frelot, ses goûts, ses habitudes. Refaisant le périple du défunt, retrouvant ses relations, les lieux qu’il a fréquentés, il parvient à récupérer la fameuse épingle qu’est l’ampoule, dans l’énorme botte de foin qu’est le Canada. »
Je savoure au passage la beauté et la hardiesse d’une telle métaphore qui laisse de glace mon auditoire restreint, mais passionné.
Allons, finis-en, mon Antoine. Songe à la belle Ferrari qui t’attend, récompense d’une enquête étrange, aux péripéties nombreuses. Tu vas en lever, des moukères, au volant de ce beau carrosse ! J’en humecte déjà mes lèvres et la partie frontale de mon beau slip blanc à liseré pervenche.
— Pendant ces tribulations, mes braves amis Paray, poursuis-je, vous avez sagement décidé de vous installer dans une courageuse médiocrité en reprenant ce motel pourri. C’est le genre d’entreprise qui fait vrai, qui a une allure d’innocence. On est presque attendris par la vaillance que nécessite cette frugale exploitation. Affaire de bricoleurs, de semi-paumés. Reconversion de gens harassés que l’existence a détruits. Belle carouble, mes chers petits !
« Et puis l’ancien compagnon de cellule qui eut le tort de se confier, revient du Canada avec l’ampoule. A-t-il parlé de sa trouvaille à cette étrange criminelle qui tire les ficelles depuis le début ? Le saurons-nous jamais, maintenant que les deux protagonistes sont clamsés ? Personnellement, je suis convaincu que non. En bon truand, Proute décide de faire cavalier seul, et de planquer sa précieuse trouvaille. Mais où ? Il lui faut une planque qui lui permette de se déplacer avec l’ampoule sans qu’on puisse la lui chouraver. Elle est si minuscule qu’il a un trait de génie : sa viande.
« Il connaît un toubib marron à Pantruche ; il le contacte, le paie pour qu’il lui implante l’inestimable objet dans la chair. Intervention bénigne. Voilà le petit malin en possession d’un trésor auquel son propre corps sert de coffre-fort. Peu banal. Maintenant, s’il met la main sur l’autre partie, c’est-à-dire la partie technique, il décrochera la timbale. Je sais, d’expérience, que, pareils aux flics qui les pourchassent, les truands ont un bon pif. Pour cézigue, il a eu la sottise de se confier à Paray, c’est donc probablement lui qui a engourdi la formule.
« Avec la mystérieuse créature dont je ne sais pas grand-chose, sinon qu’elle a un beau cul et pas froid aux yeux, il fait le siège de La Barque sur le Toit. Le couple a décidé d’agir sans se presser. Il ne veut pas risquer un ratage par trop de précipitation. Alors, à distance, il fait le siège du motel. »
La gargante en feu, je retourne biberonner la flotte du moribond. Tiens, il a les yeux ouverts et me regarde d’un air furax. Peut-être qu’il ne va pas défunter tout de suite, mais remettre son projet à plus tard ? C’est son problème. Je lui souris en éclusant sa flotte. Ensuite, je lui déclare que je remplacerai son eau minérale par du champagne ; mais il a l’air de s’en torchonner l’oigne.
Je reviens « à la barre ». Les deux époux sont plus verts que le costar du dimanche de mon pote Hercule Poirot-Delpech. Ils ont du mal au cœur de trop de vérité assenée devant Sa Grassouille Majesté Béru Ier, roi des Cons.
— C’est presque terminé, j’annonce. Juste pour vous donner un complément d’explication, mes gentils salopards. Vous, Ambroise, ne vous êtes pas aperçu de la surveillance dont vous faisiez l’objet de la part de Marcel Proute, mais votre bergère, si. Pas vrai, dame Grabote ?