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C’est également ce que je me dis.

CHAPITRE

Dans le soleil il est tout mignard, Ambroise. Fait dompteur de puces, l’érudit ; voire montreur de souris savantes. Il a un aspect pauvre mec chahuté par l’existence. Tiens, j’avais pas vu qu’il portait des rouflaquettes à la con. Le côté de sa tronche est rasibus mais, un peu au-dessous des étagères à crayons poussent des projets de favoris frisottés qui tentent, en vain, de rejoindre ses charmeuses à la Craque Câble dans la débine. Il réunit rigoureusement toutes les conditions pour obtenir une tête de nœud. Tu remarqueras : souvent, chez les paumés, tu constates cet acharnement à en rajouter, comme si ça ne se repérait pas au premier regard qu’ils sont minus à aller se chier dans un fossé.

Il m’entraîne en direction d’un hangar riche en saloperies dont la plupart sont inutilisables et décroche une petite échelle accrochée à l’un des murs.

— Je pense, dit-il en la chargeant sur son épaule pour se déguiser en ramoneur savoyard, je pense qu’avant tout je dois vous montrer le… la chose…

Nous contournons le hangar pour gagner le corps de bâtiment principal. Ambroise dresse l’échelle contre la maison.

— Si vous voulez bien monter sur le toit, monsieur le directeur, et jeter un regard dans le canot…

N’écoutant que lui et ma curiosité, j’escalade avec une agilité d’écureuil les échelons branlants et me retrouve sur la construction en moins de temps qu’il n’en faut à un piqueur de bagages pour tirer l’une de tes valdingues pendant que tu les enregistres à l’aéroport. Je m’approche de la barque-enseigne ; mais pas besoin de me perdre en supputations : la pestilence m’informe. Mon mouchoir plaqué sur le museau, je vais couler une œillerie peu friponne à l’intérieur du rafiot. J’aperçois une vieille bâche décolorée que l’on a arrosée d’essence de térébenthine avec l’espoir fallacieux qu’une senteur puissante en masquerait une autre, ce qui est archifaux. Je connais moult femelles harassées qui s’inondent de 5 de Chanel et continuent de puer la vieillasserie car les odeurs s’ajoutent mais ne se neutralisent pas.

Je saisis un coin de la toile pour la retrousser. L’abomination me saute au visage. Il y a, au fond du canot délabré, le cadavre d’un paroissien en état avancé de décomposition. Des marbrures verdâtres marquent son visage émacié. Deux traits blancs filtrent sous ses paupières mal jointes. Il porte un complet sport et un polo dans les tons bleus. Il se tient sur le côté, les jambes légèrement repliées. A première vue on ne lui voit aucune blessure. Il conviendrait de le fouiller, mais pour cela il faudrait entrer dans le canot et, franchement, je ne m’en sens pas le courage.

La gerbe au bord des dents, je descends rejoindre l’ancien gardien de la paix et, néanmoins, ancien taulard. Il m’attend au pied de l’échelle avec l’air con du renard invité chez la cigogne.

— Qu’en dites-vous ? balbutie le beauf.

— Raconte ? laconisé-je, car, quand tu es un grand flic de réputation cosmique, tu es tenu à te montrer avare de tes paroles.

Il murmure :

— Je suis perdu, non ?

— C’est plutôt le mec du barlu qui l’est.

— Oui mais, balbutie le crevard sans s’arrêter à l’humour contenu dans mes paroles, ce qui fout tout en l’air, c’est que je connais l’homme. Nous étions en taule ensemble.

— Tu m’en diras tant (peut s’écrire également : « tu mendieras tant ») !

Sa contrition lui donne l’air à ce point efféminé, Ambroise Paray, qu’à côté de lui Michael Jackson ressemblerait à Depardieu. Il s’est biché une gueule à remplacer la paille de son gin-fizz par un thermomètre ; aurait-il chopé du rond, en cabane ?

Mon silence constituant le plus formide des points d’interrogation, il finit par soupirer de nouveau :

— Je suis perdu, hein ?

— C’est toi qui l’as refroidi ?

— Grands dieux non ! Mais tout le monde le pensera.

Il a le masque du désespoir. Je te parie ma spermathèque contre ta chaîne hi-fi qu’il va se mettre à chialer. Regarde les perles qui scintillent dans son œil glauque ! C’est pas de la larmiche salée à point, ça ?

Il espère ma compassion, mais ce locdu m’écœure et j’ai autant envie de le rassurer que de lui lécher les bourses pour voir si elles ont un goût de citron.

Je me dirige vers un banc de ciment cerné par un massif de roses étiolées : le seul coinceteau romantique dans cette crèche pour congés-mal-payés. M’assieds. Croise les jambes. Entoure mon genou droit de mes deux mains gauches. Le fixe entre les lotos, ce qui illico met un gusman mal à l’aise.

Comme il comprend que j’en casserai pas une broque tant qu’il n’aura pas vidé sa hotte à vendanges (ou à vidange), il se décide :

— Je vis un cauchemar, monsieur le directeur.

O.K. : il vit un cauchemar, et après ? On s’offre un lavement ou on se prépare une choucroute alsaco ?

Je bâille, lui prouver que je suis prêt à me faire chier s’il me laisse en carafe de récit. Alors il s’éperonne la bavasse.

— Le mort du canot s’appelle Marcel Proute, il a un pedigree chargé comme un baudet. Quand il est arrivé dans ma cellule, il venait de se faire serrer en craquant le coffiot d’un laboratoire pharmaceutique après avoir endormi le veilleur de nuit avec une clé anglaise. Le pauvre type s’est fait quinze jours d’hosto. Proute était un type plutôt sympa malgré ses malfaisances. Il avait de la conversation et un certain sens de l’humour. J’ai terminé ma peine bien avant lui la sienne. Il m’avait chargé d’aller voir son frère à l’hosto où il mourait d’un gentil cancer du foie, ce que j’ai fait. Le pauvre gars est décédé le surlendemain de ma visite.

« Quelques mois après mon élargissement, nous sommes allés nous mettre au service de sœur Teresa. En prison, j’avais opéré un retour sur moi-même et, croyez-le ou non, j’éprouvais un besoin de rédemption. Là-bas, j’ai appris ce que c’est que de se vouer aux déshérités. »

Il s’arrête pour promener sa menteuse sur ses bagougnasses, essaie de lire de l’intérêt dans mon regard abrasif, mais un colin pêché d’une semaine a des yeux plus pétillants que ma pomme.

Vaguement écœuré par ma désertification faciale, il poursuit :

— Hélas, ma chère femme a contracté une méchante maladie hépatique qui nous a obligés à quitter l’Inde. Nous sommes allés au Canada, le véritable, celui du Grand Nord où la vie est saine, certes, mais rude. Nous avons travaillé dans le traitement des animaux à fourrure. Boulot peu attractif, monsieur le directeur, mais qui nous permettait de gagner un peu d’argent. Une fois rassemblée une somme qui m’a paru suffisante, nous sommes rentrés en France. L’air du pays nous manquait. Après pas mal d’hésitations, on s’est décidés pour Oléron où, enfant, je venais passer mes vacances. J’aime l’océan, le ciel gris, les parcs à huîtres, les gens d’ici surtout avec qui les rapports sont agréables. Une vieille veuve mettait cette petite affaire en gérance, assortie d’une promesse de vente, ça nous a décidés. Nous gagnons peu, mais nous n’avons pas de gros besoins car la vie nous a rendus sages. En saison, nous travaillons dur ; hors saison, je trouve des petits boulots à droite et à gauche car je suis un bricoleur qui sait à peu près tout faire dans le domaine de la vie courante. Nous n’avons pas d’enfants, Grabote ayant dû subir très tôt l’ablation des trompes ; curieusement, cette stérilité, jointe à nos misères, nous a soudés.

Un pleur de bonne venue fait briller son regard.

— Si on reparlait de ton pote de la barcasse ? proposé-je sans éprouver le moindre amadouage.

Y a des mecs qui me laissent et me laisseront toujours incommensurablement froid, n’importe leurs avaries de machine. La compassion, ça se mérite.