— Bon, toi tu es sorti du trou. Tu es allé dire un petit adieu à son frelot bouffé par le crabe et tu ne l’as jamais revu, accaparé que tu fus par Mère Teresa et les mammifères du Grand Nord canadien.
— Jamais ! lance le crevard avec une force qui se veut convaincante. J’ai rompu tout contact avec le Milieu et nous vivons très simplement, loin des villes pernicieuses.
Je me prends à rêvasser et il n’ose troubler ma méditation. Je pense à cette soi-disant belle dame qui survint un soir au café des voyous pour engager un perceur de coffres. Dur dur à encaisser sans aspirine, ce genre de fable.
— Très bien, reprends-je. Tu dois probablement t’être formé une opinion sur la présence de ce cadavre dans la barcasse qui te sert d’enseigne ?
— Je m’en suis formé dix, je m’en suis formé mille ! rétorque le minus de chez Habens.
— Quelle est celle qui t’a paru la plus performante ?
Il hoche la tête :
— Elle reste pleine de lacunes.
— Vas-y toujours, on laissera des blancs.
Il prend l’air concentré du petit garçon qui commence à réciter à son instit une fable de ce glandu de La Fontaine.
— Je suppose qu’une fois sorti du trou, il aura repris ses activités illicites. Partant de là, nous sommes amenés à imaginer deux choses : qu’il avait des méchants à ses trousses à la suite de quelque coup fourré et que, connaissant mon adresse d’une façon que je ne m’explique pas pour l’instant, il a pensé venir se planquer ici ; mais ses ennemis le filaient et l’ont flingué avant qu’il me contacte. Ils ont ensuite placé sa carcasse dans la vieille barque pour s’en débarrasser et me faire porter le chapeau.
Son regard de rat effrayé bat la campagne. Il est clair que ce cadavre sur le toit de son motel a gravement chancetiqué leur quiétude bourgeoise.
— Pourquoi dis-tu que ses ennemis l’ont « flingué », mon ami ? Tu as examiné sa dépouille ?
— Pas vous, monsieur le directeur ?
— J’avoue que sa puanteur ne m’a pas incité à beaucoup l’ausculter, admets-je, honteux comme un renard qu’une poule du Sébasto aurait pris.
Je questionne :
— Il a morflé des bastos ?
— Une au moins : en plein guignol ! J’ai découvert ça en écartant sa veste.
— Tu as poussé plus loin tes investigations ?
— Tout de même pas : il fouette trop ! Même avec des pincettes on n’a guère envie de le tripoter !
— Bien ! réagis-je, il est temps d’alerter les perdreaux d’ici.
Sa figure se met à dégouliner pire que celle de son ex-compagnon de cellote.
— Vous croyez que c’est nécessaire ?
Le sourire que je lui vote est plus radieux que le soleil d’Austerlitz.
— Tu t’imaginais que j’allais l’enterrer dans mon jardin afin de faire du compost pour mes rosiers ? T’es nubile du cerveau, gars !
CHAPITRE
— Me serais-je imaginé conduire un jour une enquête sous votre direction, monsieur le directeur ! bée l’adjudant Narguilé Francis en me virgulant un sourire pareil à deux tranches de noix de coco superposées.
Pas du tout le juteux qu’on pourrait croire. Trente-huit ans, beau gosse, un regard langoureux comme un disque de Tino Rossi, le menton à fossette réglementaire ; il dégage une suave odeur de lotion after-shave et doit verger d’importance les gerces de la contrée, pour peu qu’elles n’aient pas les miches accrochées à la place des roberts.
Un enthousiaste. Sportif, tu peux le croire ! Énergique. Ami de ses hommes, mais poigne de fer dans la culotte de ma sœur, si tu vois le genre ?
Je rectifie doucement :
— Mon bon ami, il n’est pas question que je m’immisce dans votre travail. Je vous ai expliqué la situation : Ambroise Paray est le beau-frère de mon plus proche collaborateur et il a fait ses débuts dans la Police parisienne. Un temps dévoyé, il a purgé sa peine et s’est, je crois, quelque peu réhabilité. Se voyant embringué dans une sordide affaire de meurtre, il a pris peur et a fait appel à moi. Comprenez bien, mon adjudant : mon aide ne lui est acquise que dans la mesure où il est blanc comme neige. Si je m’apercevais de la moindre embrouille de sa part, loin de le secourir, je lui enfoncerais la tête dans la gadoue.
Rire de Francis Narguilé (son grand-père était tunisien).
— Le médecin légiste vient de La Rochelle et sera ici dans une bonne heure, de même que les gens de l’Identité judiciaire, annonce-t-il.
Nous sommes assis devant le motel, à une table de fer pliante piquetée de rouille. Un gendarme descend du toit, en bras de chemise, portant un masque en gaze devant le nez et la bouche. Il a passé des gants à vaisselle dont le caoutchouc rouge se macule de taches impardonnables ; il tient un sac en plastique.
— Les objets qui se trouvaient en possession de la victime ! annonce-t-il en brandissant la poche transparente, pareil à un môme venant de cueillir des champignons.
— Mettez ça là ! enjoint son chef. Vous disposez d’une autre paire de gants ?
— Non, mon adjudant. Voulez-vous les miens ?
Le gradé file un regard terrifié à ceux de son bordonné.
— Sans façon, Contrute. Allez demander à la taulière si elle n’aurait pas d’autres gants à vaisselle.
L’atmosphère est étrange. Les clients du motel, alertés par l’arrivée maréchaussaire, prennent des attitudes faussement détachées pour nous guignocher à distance.
Une grand-mère sourdingue, qu’on a transplantée dans un fauteuil roulant, exige de ses enfants qu’ils lui expliquent ce qui se passe et pourquoi des gendarmes s’affairent sur le toit du motel, même qu’en a un qui dégueule, tu as remarqué, Michel ?
Ambroise s’est réfugié dans son minuscule burlingue pour esquiver les questions emblématiques[4] de ses clilles.
Un petit garçon, dont le père est veilleur de jour dans un asile de nuit, a des mots avec sa maman, qu’il traite de « pute pourrie » parce qu’elle lui interdit d’escalader l’échelle pour aller rejoindre les maré-chausseurs. Un vent de suroît nous apporte d’ardentes senteurs marines qui essaient d’entrer en compétition avec la pestilence tombant du toit, mais en vain.
— Tout ce que j’ai pu dénicher, mon adjudant ! fait le gendarme Contrute, en ramenant des moufles de cuisine initialement conçues pour retirer du four des soufflés arrivés à terme.
Narguilé lui coule un regard qu’un auteur ringardos qualifierait de « dépourvu d’aménité ».
— J’eusse préféré des gants de boxe, fait-il en vidant la pochette sur la table.
Il inventorie son contenu, à savoir : une brème d’identité en haillons au nom de Marcel Proute ; une petite trousse d’horloger ; un pistolet extra-plat en acier verdure, tirant des balles de gaz soporifique ; une boîte de pilules contre la diarrhée ; une autre de cachous Lajaunisse ; une pince à ongles dont le manche fait lime ; une boîte de préservatifs anglais Mac Heusdress ; une montre Mathey-Tissot très élégante ; plus une petite « cousette », du genre de celles que les hôtels mettent à la disposition de leurs clients afin de les dépanner quand ils craquent un bouton au cours d’une pipe de voyage.
— Le vade-mecum de l’homme moderne, plaisanté-je.
— Voulez-vous conserver ce butin, monsieur le directeur ?
— Du tout. Je vous répète que je suis ici en qualité d’auditeur libre, comme on dit dans les facultés.
Il replace la petite panoplie du défunt dans son plastique et va demander à Ambroise où il peut se laver les mains. Pendant son absence, je chourave la cousette, because quelque chose que je te causerai plus loin.