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G.-J. ARNAUD

Les indésirables

Chapitre 1

Trois soirs elle était descendue là, quand il y avait match à Marseille. Dans le dernier TER, 23 h 11 au départ de la gare Saint-Charles, les supporters envahissaient les wagons, s’éclipsaient peu à peu le long des stations côtières. À Bandol, il en restait encore pas mal. Elle descendit la première, regarda s’éloigner les voyageurs qui continuaient de s’opposer bruyamment sur le match. Assez violemment cette nuit-là. Le train repartit et elle s’adressa aux deux employés présents, espérant que l’un d’eux était le chef de gare. Elle ne les avait jamais vus ceux-là et elle leur montra la photographie.

— On est au courant. Le collègue vous a parlé l’autre jour. Non, je ne l’ai pas vu votre frère ce soir-là. Quand il y a match de l’OM le vendredi ou le samedi, ça fait beaucoup de monde.

En dehors de la gare, chaque fois surprise, elle retrouvait son scooter enchaîné. Elle s’attendait toujours à ce qu’il ait disparu. Le SDF habituel grogna « un euro, un seul » lorsqu’elle s’en approcha. Dans l’après-midi, avant de prendre le TER, elle lui avait donné dix euros pour qu’il surveille son engin. Il lui avait promis les fois précédentes de questionner les gens du coin, mais ce soir-là il ne la reconnaissait pas. Elle pensa qu’il était ivre.

La Twingo de sa mère était rangée dans l’allée. Elle tâta le capot. Il tiédissait. Dans la cuisine, elle but un verre d’eau glacée, monta à l’étage, pénétra dans la chambre de Manuel comme elle le faisait tous les soirs avant de se coucher. Elle regarda le lit non défait, la collection de voitures miniatures sur le marbre de la commode. Uniquement des modèles réduits de 2 CV. La plus grosse trônant sur un socle fait d’un bloc de bois peint en rouge. Elle compta les autres. Cinquante. Astrid, sa mère, avait harcelé les marchands de jouets, passé des commandes sur Internet, quand Manuel était encore dans son établissement spécialisé.

On n’avait pas retrouvé le sac en grosse toile écrue dans lequel il emportait les plus petites pièces, certaines ne faisant qu’un centimètre. Il y en avait dix-sept et il gardait toujours le sac avec lui, même quand il prenait son bain. Cinquante et une sur la commode, dix-sept dans son sac. Lorsque Julia avait déniché un modèle unique transformé en pick-up à l’américaine, il l’avait refusé. C’était dix-sept ou son multiple uniquement. Elle gardait cette dix-huitième ou cette cinquante-deuxième dans sa chambre. Dans le tiroir de la commode de Manuel s’entassaient toutes celles qu’il avait refusées.

Lorsqu’ils avaient ramené Manuel, leur mère, Astrid, son jumeau Julien et elle, Julia, il avait exigé qu’ils enveloppent chaque voiture d’une feuille de papier journal. Il surveillait l’opération, le sac en toile écrue vide serré contre sa poitrine. Il avait dix-neuf ans, n’était plus rien pour les autres, rien qu’un handicapé mental suite à un accident de scooter, ne s’intéressant qu’à deux choses désormais, ses miniatures et le football. Chaque fois qu’il délirait, suffoquait devant l’écran de télé, ils pensaient tous que de cette émotion naîtrait le miracle. La deuxième mi-temps terminée il se levait pour scruter l’écran, les bousculait ensuite pour rejoindre sa chambre et recompter ses voitures.

Astrid refusait de le bourrer de tranquillisants et une nuit sur deux il criait dans son sommeil. Elle venait le chercher pour le coucher à côté d’elle. Depuis toujours, enfin depuis qu’elle était divorcée, mais cela remontait à dix ans, elle avait accepté, souhaité même qu’un des trois partage son lit. Très vite Julia avait préféré dormir dans sa chambre, mais Julien, son jumeau, avait estimé que cette place était son droit réservé. Il avait dû céder la place à son frère lorsque celui-ci était revenu chez eux, leur père, l’Américain, affirmant ne plus pouvoir payer la pension trop « expensive » de son fils aîné. Elle poussa ensuite la porte de son jumeau, vit qu’il n’était pas dans son lit. Comme chaque fois qu’Astrid sortait, il désertait sa couche pour celle de leur mère, faisait mine de dormir quand elle rentrait. Mécontent, il confiait à sa jumelle l’heure de son retour, très offusqué, même si Astrid revenait à onze heures du soir.

— Tu sais toi ce qu’elle fabrique ? Jusqu’à des quatre heures du matin ?

— Une seule fois, quatre heures, avait-elle rectifié.

Oui, elle savait mais n’en dirait rien. Pour tout ce qui concernait Astrid, il montrait trop d’intransigeance. Depuis tout petit. Leur mère, en riant, racontait que si Julia avait très vite renoncé au sein pour le biberon, Julien lui n’avait jamais voulu téter que le lait maternel et jusqu’à presque trois ans. De même, avant le divorce, il disputait à l’Américain sa place dans le lit conjugal, piquait une crise qui finit une fois en convulsions. Il avait fallu l’hospitaliser.

La dix-huitième miniature, ou la cinquante-deuxième, posée sur la table de chevet de Julia, eut droit à son dernier regard avant qu’elle n’éteigne sa lampe.

— Toujours rien ? demanda son jumeau le lendemain au petit déjeuner. Pour le prochain match ce sera mon tour.

Au début de la nouvelle saison de football, Julien avait pensé que son frère Manuel aimerait voir un match en vrai. Astrid, ravie de cette bonne idée, avait proposé de les conduire lui et Manuel à Marseille dans sa Twingo, mais Julien avait fait remarquer que chaque fois que l’OM jouait il était difficile de circuler en ville. Elle s’effraya, renonça, s’inquiéta ensuite du comportement de Manuel dans le train.

— Tu sais, du moment qu’il aura son sac de petites « autos ».

Un des rares mots que prononçât l’aîné c’était auto et non voiture. Comme si sa régression mentale retrouvait un mot peu à peu inusité. Seules les personnes âgées parlaient ainsi. À dix-neuf ans Manuel était désormais proche d’elles.

— Avec qui est-elle allée au cinéma ? demanda Julien ce matin-là en versant du lait sur ses céréales.

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Pas à Toulon en tout cas, mais au complexe de Grand Var.

— Tu l’as suivie ?

Il ne répondit pas.

Elle partit au lycée la première sur son scooter. Juste comme elle débouchait à la grille, M. Labartin arrivait sur le trottoir, promenant son affreux basset boudiné. Sans même le regarder, elle soupçonnait son visage torsadé d’énormes bourrelets violacés. Depuis l’explosion de gaz qui l’avait brûlé aux deux tiers dans sa cuisine, elle ne le saluait plus, ne voulant plus l’entendre vociférer ses propositions obscènes. Avant c’étaient des regards, des mimiques suggestives, des bruits humides de ses lèvres. D’avoir risqué la mort ne l’avait pas incité à des relations moins équivoques, avait exaspéré son exhibitionnisme hypocrite. Astrid devait lui claquer la porte au nez. Sous différents prétextes, il essayait de s’introduire chez eux, apportant du vin d’orange que fabriquait sa soeur dans l’arrière-pays, des fruits, à diverses occasions. La dernière fois, Julien l’avait même bousculé et M. Labartin avait crié que leur mère était une putain que tous les hommes du coin pouvaient s’envoyer.

— Le bon Dieu l’a puni pour sa grossièreté, avait commenté Ginette, leur femme de ménage, lorsque l’explosion de gaz avait envoyé leur voisin au centre des grands brûlés de Marseille pour six mois.

Il en était revenu défiguré.

— Il n’embêtera plus les femmes, répétait-elle souvent, mais je n’aime pas trop le rencontrer quand je viens chez vous.

Julia détestait elle aussi le croiser. Peu lui importaient ses invites crapoteuses, c’était plus obscur, désagréablement plus intime, frôlant un sentiment indécis d’où la culpabilité n’était pas absente.