— Tu travaillais comme secrétaire ?
Astrid redressa sa tête, souriant franchement, et prit la main de sa fille entre les siennes.
— Tu es gentille, si indulgente. Une secrétaire moi ? Je tapotais à la machine, je me baladais dans ma décapotable pour porter des papiers par-ci par-là, je prenais mon temps et je figurais sur la liste des employés avec un joli salaire. Papa était si tendre avec moi, son unique enfant, tu imagines. Je tiens de lui. Maman était plus attentive, lucide, elle voyait venir la catastrophe. Elle voulait tout vendre à une époque, alors qu’elle savait qu’elle allait mourir et souhaitait que la situation soit plus nette lorsqu’elle ne serait plus là.
Julia n’avait que l’image de son grand-père en mémoire, un tendre grand-père qui voulait qu’on lui dise papé à la provençale et non ce détestable papy. Comme Astrid, il savait ouater les siens d’une tendresse déücate et exquise.
— Lui et moi, maintenant Julien, sommes des vaincus d’avance, des vaincus charmants, inoffensifs, mais des vaincus.
Inoffensifs ? Vraiment ?
Chapitre 9
Parce que sa mère se lassait très vite de tout et de rien, ne résistait pas à la contestation, finissait toujours par céder, elle obtint les clés des ateliers. Tout un trousseau qu’Astrid lui montra à l’intérieur d’un tiroir du bureau fermant à clé :
— Les voilà tes clés, mais je t’en supplie, ne va pas là-bas. On n’y a plus mis les pieds depuis quinze ans au moins.
Parce que sa mère n’aurait pas osé le saisir, Julia s’empara du trousseau, éprouva tout de même une certaine répugnance à son contact, une démangeaison imaginaire.
— Je ne peux pas t’accompagner. Tu devrais demander à Julien. Je ne comprendrai jamais la raison de ta curiosité. Tu ne penses quand même pas que Manuel aurait pu effectuer à pied le trajet depuis Bandol, en pleine nuit, et ensuite trouver refuge dans ces ateliers ? Te rends-tu compte de tout ce que cette détermination impliquait ? Une fois sur les quais de cette gare inconnue pour lui, il aurait donc d’instinct su où il se trouvait, su que Toulon était vers l’est, à une vingtaine de kilomètres ? Ce que ce sale bonhomme de Labartin a insinué, cette stupide prise de conscience, de culpabilité chez Manuel ne tient pas debout, et tu ne devrais pas en tenir compte.
— Maman, il y a Manuel mais aussi ces ateliers, là derrière chez nous, des ateliers remplis de produits dangereux. Je veux me faire une idée. Je ne vais pas prendre de risque. Je vais jeter un coup d’oeil, faire une sorte d’inventaire. En sachant quelle menace ils représentent pour tout ce quartier, comment continuer à vivre sans nous en soucier ?
Continuer à vivre comme le faisaient Astrid et Julien, dans une insouciance qui rejetait tout ce qui pouvait gêner leur goût pour le douillet, les faux-semblants, la croyance en une famille unie, l’ignorance des difficultés dues au manque d’argent ?
— Voudrais-tu remplacer Manuel ? Le Manuel d’avant ? fit Astrid, songeuse. Il commençait de montrer de la rigueur juste avant son accident, il ne supportait pas certaines choses, ce qu’il appelait nos défaillances.
— Le désordre, le manque de cohésion, je sais, mais je n’ai pas cette prétention.
Elle les enviait de pouvoir rester des heures à regarder la télé où à jouer aux cartes, au Scrabble, au poker même, Julien ayant initié sa mère à ce jeu de bluff. Ils se chuchotaient des confidences stupides. Ils riaient aux éclats, se moquaient des programmes de télévision quels qu’ils soient, mais la regardaient jusqu’à minuit. Ils se séparaient sur un baiser trompeur, tous les deux le savaient. Julien montait jusqu’à sa chambre, en ouvrait la porte, se montrait dans l’incapacité d’aller plus loin. Il redescendait et quand Astrid ressortait de sa salle de bains, il était déjà couché dans son lit.
— Voyons Julien, tu n’es pas raisonnable. Tu te comportes comme un tout petit enfant, disait-elle à voix haute pour laisser croire qu’elle le désapprouvait.
— Là-haut je ne dormirai pas, je n’aime pas dormir seul, il me semble que des monstres m’y attendent, répondait Julien, et tous deux retenaient leurs rires sûrement.
C’était leur leitmotiv et Astrid parachevait cette comédie d’un soupir faussement résigné. Combien de fois Manuel et Julia avaient-ils assisté à cette mise en scène du soir. Ils ne s’en amusaient pas, n’osaient même plus en discuter.
Lorsque Astrid annonçait qu’elle sortait, Julien prenait son visage de gosse boudeur. Il essayait de l’attendre dans le salon, finissait par se coucher dans son lit, faisait semblant de dormir quand elle se décidait à rentrer. Il soupçonnait une aventure amoureuse mais tout aussi paresseux, velléitaire que sa mère, il ne trouvait pas, malgré sa jalousie vindicative, assez de courage pour vérifier l’existence d’un amant.
— C’est un homme qu’elle rencontre quand elle sort ainsi et ne rentre que dans la nuit, parfois même au petit matin. Tu crois que je suis stupide ? Même si elle passe à la salle de bains avant de se coucher, je ne suis pas dupe. Elle a du mal à calmer son trouble, brûle de fièvre.
— Tu délires, mon pauvre vieux.
— Je la flaire, elle n’a pas la même odeur, paraît même avoir perdu son merveilleux parfum, de s’être frottée… Je t’assure qu’elle me fait penser à une pute qui finit par se coucher une fois sa nuit de travail terminée.
— Je te défends de parler ainsi. Dors dans ta chambre une bonne fois pour toutes et laisse-la respirer, fous-lui la paix, avait hurlé un jour Julia, excédée par tant de mauvaise foi. Elle fait ce qu’elle veut. Nous n’avons aucun droit sur elle, elle est divorcée et libre !
— Elle détruit une harmonie, avait-il alors affirmé, vraiment choqué.
Malheureux.
— Tu parles d’une harmonie, juste votre petite routine habituelle, vos ronrons stupides, vos commérages de concierges. Et parce qu’elle sort seule sans te dire où elle va une à deux fois par semaine tu en fais tout un drame ? Tu sais que ce n’est pas sain tout ça ?
Lorsque Manuel, revenu de son établissement spécialisé, eut des cauchemars épouvantables, Julia essaya de s’allonger à côté de lui pour l’apaiser, mais comme il la repoussait, elle s’installait sur les tomettes dans un sac de couchage. Lorsqu’elle se rendormait malgré l’inconfort de sa position, il descendait retrouver sa mère. Julien devait céder la place, remonter chez lui, titubant de sommeil et de rage, ne desserrait pas les dents le lendemain. Il y avait déjà eu Zoup, le chien amputé d’une patte, et puis, à présent, son frère handicapé mental, pour le priver de son droit.
— Bienheureux les infirmes qui ont désormais tous les privilèges, avait-il osé grommeler.
Bouleversée, Julia n’avait pas trouvé les mots pour protester…
Au moment d’ouvrir le portillon donnant sur le chemin privé, elle entendit un bruit de pas, des paroles à voix basse et préféra ne pas se montrer. Elle vit passer une femme qui tirait par la main deux enfants, répétant avec lassitude qu’ils allaient arriver en retard. N’étaient-ce pas eux qui auraient dû se cacher et non elle ? Elle ouvrit le portillon, les regarda s’éloigner. Labartin disait vrai, des gens passaient là et pourquoi certains se seraient-ils abstenus d’aller voir ce que ces vieilles ruines d’atelier pouvaient receler comme matériel encore en état ?