Les toits en dents de scie — il y en avait six avec verrière — paraissaient intacts mais en réalité toute la partie vitrée avait été cassée ou s’était effondrée, les cadres en fer dévorés par la rouille.
Elle aurait voulu éviter de lier la disparition de Manuel à la présence inquiétante de ces anciens ateliers mais n’y parvenait pas. Astrid pensait juste lorsqu’elle disait que jamais son frère aîné n’aurait pu s’orienter en descendant du train à Bandol.
Comment imaginer qu’il serait revenu à Toulon en choisissant la bonne direction, le long d’une route, de sa démarche saccadée bonne à le faire remarquer très vite, même en pleine nuit. À moins que les automobilistes le dépassant n’estiment qu’il s’agissait d’un ivrogne. N’y en aurait-il pas eu un pour signaler sa présence dangereuse ? Avec l’usage immodéré des portables et au nom d’un sens civique qui tendait à servir d’alibi à un goût certain pour la délation, l’alerte aurait été vite donnée.
Durant l’Occupation, pensa-t-elle en traversant le chemin, c’étaient des milliers de lettres anonymes qui inondaient les Kommandanturs. Aujourd’hui, les appels téléphoniques, les e-mails, les SMS, les textos décupleraient les dénonciations.
Son appréhension cherchait un dérivatif à son angoisse, refusant l’explication la plus apparente pour s’énerver ainsi de suppositions. L’accès était barricadé par une grande grille zébrée de barbelés, mais la clé tourna sans trouver de résistance. Elle la retira et une goutte d’huile graissa ses doigts. Elle la frotta entre pouce et index, interdite, remit la clé pour refermer à jamais et se réfugier dans la maison-cocon, mais elle se domina, poussa le battant qui, lui, grinça. On n’avait dégrippé que la serrure, certainement quelque chapardeur à la recherche d’un butin quelconque. Elle aurait dû demander à sa mère si les machines avaient été vendues ou envoyées à la casse, mais quelles machines au fait ?
Elle trouva une trouée dans les ronces, les buissons exubérants de pittosporum qui formaient barrage, fut devant l’entrée principale tout au bout des six constructions. À la quatrième clé, la serrure joua avec la même aisance sans qu’elle puisse cette fois détecter trace d’un graissage.
Ayant l’impression d’être observée, elle se retourna mais ne vit personne, n’hésita plus à pousser le portail, que celui qui l’épiait ne soupçonne pas sa peur.
Mais que signifiaient ces grands rideaux qui, sous l’effet du courant d’air créé par elle, secouaient leur poussière ?
Chapitre 10
— Non, je n’ai pas vu votre mère, affirma Ginette qui préparait des farcis.
Julia pensa que les deux autres aimeraient ça et que pour une fois la cuisine provençale serait appréciée.
— Il me semble qu’elle m’a dit qu’elle était fatiguée mais je ne crois pas qu’elle soit dans sa chambre.
Le rez-de-chaussée fouillé, Julia visita toutes les chambres en commençant par celle de Manuel, puis chez Julien, celles d’amis et enfin la sienne. Astrid était allongée sur son lit, une serviette mouillée sur le front, l’air quelque peu égaré.
— Si tu savais comme j’ai eu peur quand tu as disparu à l’intérieur. J’ai eu l’impression qu’il y avait quelqu’un de caché dans les broussailles.
Inutile d’ajouter son propre doute à celui de sa mère.
— Comment as-tu osé entrer ?
— J’ai cru qu’il y avait de grands rideaux gris, c’étaient les plus grandes toiles d’araignées jamais vues de ma vie. Et le remous de l’air a fait neiger une poussière épaisse. J’ai dû attendre un moment qu’elle cesse de tomber.
— Beaucoup de poussière ? Donc personne n’est jamais entré là-bas comme je le redoutais.
Il y avait des traces de pas cependant, et ceux qui hantaient les ateliers utilisaient une autre entrée donnant sur l’arrière.
— Tu as regardé où tu mettais les pieds… À cause des liquides… Des fûts rouillés qui suintent…
— Je n’ai rien vu de tel mais je pense qu’il y a des écoulements quelque part. D’abord à cause de l’air corrosif. J’avais des larmes aux yeux quand je me suis approchée de certains recoins. Il y avait aussi un bruit de gouttes tombant dans une flaque. J’ai pensé que ce n’était peut-être pas du chlore, ce qui m’a rassurée.
— J’étais mourante et Ginette s’en est rendu compte. Pour éviter ses questions, j’ai préféré venir chez toi, pour te surveiller de la fenêtre. Mais je me suis sentie mal, j’ai mouillé cette serviette et je me suis étendue sur ton lit.
— Je ne regrette pas ma visite, dit Julia. Je ne suis pas vraiment rassurée mais c’est moins catastrophique que ce que je craignais. Vous avez vendu du matériel ? Il n’y a pas grand-chose. J’ai visité trois des ateliers sur six mais j’ai été bloquée par un tas de décombres, une verrière et des machins ondulés tombés du toit.
— Des canalites.
— Faites de ciment et surtout d’amiante interdite aujourd’hui. Il faudrait tout décontaminer et je suis étonnée que les services municipaux ne nous aient jamais mis en demeure de le faire.
— Ne me dis rien de tel, gémit Astrid. Tu crois que je n’appréhende pas une telle catastrophe depuis toujours ?
— J’ai vu que dans l’atelier où je n’ai pas osé aller, il me faudrait mettre des bottes en caoutchouc pour passer ce tas de décombres avec pas mal de verre cassé, oui, j’ai aperçu comme un bâti en ciment, une construction qui dépasse le sol d’une vingtaine de centimètres, recouverte de grosses planches. Un peu comme des trappes car j’ai distingué des gonds, des verrous. J’ai vu aussi les bureaux, certains ont encore des vitrages martelés, c’était là que tu travaillais quand tu étais secrétaire ?
Astrid s’assit et ôta la serviette de son front :
— Si je le pouvais, je boirais bien un grand verre de cognac pour me calmer.
— Tu veux que j’aille t’en chercher ? Un sédatif ?
— Non, il vaut mieux que je m’abstienne. Les bureaux ? Oui, le mien était à côté de la réception. C’était un bonhomme qui était à l’accueil, le père Boutier, il était charmant, il préparait de grandes cafetières pour tout le monde, il n’y avait pas de distributeurs comme aujourd’hui et à moi il m’apportait une théière. Papa était un patron acceptable et tout le monde paraissait se plaire dans les ateliers.
Voyant sa fille sourire, elle soupira :
— Tu as raison, je me fais toujours des illusions, je voudrais que le monde entier, du moins notre entourage, nous soit toujours favorable. Mais j’étais heureuse, tu sais. Je n’aurais pas voulu faire autre chose à cette époque-là. J’étais la petite fille gâtée.
— Au sujet des machines… Les avez-vous vendues ?
— Elles doivent toutes se trouver dans la partie à laquelle tu n’as pas pu accéder. Un endroit où papa ne voulait pas que j’aille. Je restais donc dans les bureaux et la réception pour ne pas le contrarier. Je sais qu’on utilisait des tas de matières dangereuses pour le décapage des métaux et des pièces d’usine, surtout celles qui venaient de l’Arsenal. Un jour, je me souviens, des plongeurs archéologues nous ont apporté l’ancre d’un vaisseau du XVIIIe siècle coulé entre Toulon et Porquerolles. Un machin énorme, si tu avais vu ça, tout enrobé de calcaire, de coquillages et de rouille. Les ouvriers l’ont entièrement nettoyée, comme neuve et papa n’a pas voulu que les chercheurs payent le travail.
— Vous faisiez du décapage donc ?
— Oui. Quand les affaires ont mal tourné, on décapait des meubles pour les brocanteurs et les antiquaires, et même plus tard des meubles, des volets pour les particuliers. Du travail qui ne rapportait pas beaucoup. Et puis, il y a eu un accident épouvantable.