— Manuel traînait, son sac serré sur sa poitrine, évitant les bousculades, les contacts, les heurts. Il ne supportait pas qu’on le touche, même par hasard.
Conscient qu’ils ne jouaient plus un dialogue de circonstance mais se laissaient véritablement aller à leurs impressions, il plaça à nouveau son doigt sur sa bouche.
— Le bonnet découvre trop la nuque de l’inconnu, paraît plus enfoncé à gauche que sur l’arrière de sa tête. Je ne reconnais pas les cheveux de Manuel.
C’était Astrid qui lui coupait les cheveux, parfois Julia.
— Avez-vous une opinion commune ou êtes-vous partagés ? demanda l’un des trois gendarmes qui rentraient dans la salle.
— Il se pourrait que ce soit lui allant rejoindre son frère. C’est ce qui a dû se passer, dit Astrid.
— Nous voudrions nous entretenir avec votre fils quelques instants. Vous pouvez attendre ici.
— Mais pourquoi lui ? protesta leur mère.
Julien, souriant comme toujours, se dirigeait vers la porte.
— C’est normal puisque nous étions ensemble à Marseille. Si je n’avais pas décidé qu’il était imprudent d’aller au stade Vélodrome ce soir-là, Manuel n’aurait pas disparu. Pour moi il est descendu à Bandol pour reprendre un train pour Marseille. Avec l’idée fixe de voir le match. Je ne sais pas s’il y est parvenu.
— Il y a la petite voiture, trouvée comme par hasard dans un fourré par un garçonnet de Bandol, dit un des gendarmes, sceptique.
— J’avais sur moi les billets de train et du stade, continuait Julien sans relever l’interruption.
Il suivit les gendarmes et Astrid se laissa choir sur son siège.
— Toi qui le traitais de parano ! fit-elle à voix basse. Ce sont bien des flics va, ils soupçonnent tout le monde, incapables de résoudre une disparition avec du simple bon sens, de se mettre à la place d’un garçon privé de raisonnement et de suivre son cheminement. Non, d’abord le soupçon !
— Calme-toi, maman. Julien s’en sortira très bien.
— Pourquoi ce ton sarcastique, je ne comprends pas votre comportement ces derniers temps. Cette mésentente inexplicable.
— Ce bonnet, c’est toi qui l’avais acheté. Tu en avais tricoté un que Manuel a perdu. Tu as alors cru qu’il ne lui plaisait pas. Je sais que tu l’as choisi avec soin, nous étions ensemble et tu craignais que celui-là ne lui convienne pas non plus.
Astrid regarda l’image de cet inconnu fixée sur l’écran.
— C’est bien son bonnet, décida-t-elle, et nous allons rentrer tous ensemble à la maison boire une bonne tasse de thé.
Un gendarme vint leur dire qu’ils raccompagneraient Julien et elle réagit avec une fermeté inattendue.
— Je ne pars d’ici qu’avec mon fils. Nous sommes assez dans le malheur sans que vous ne nous compliquiez la vie. Recherchez-vous vraiment les disparus dans le seul intérêt des familles ?
Plus tard, dans la Twingo, elle rayonnait, apostrophait Julia :
— Tu as vu, quand je veux… Si je t’avais écoutée nous serions parties en le laissant avec ces flics.
— Comme ça tu les aurais laissés me cuisiner encore longtemps ? lança Julien, comme si l’attitude de sa jumelle l’amusait plus qu’elle ne le chagrinait.
— Je n’ai rien dit de tel. Au contraire, j’ai expliqué à maman que si le bonnet était bien celui de Manuel, c’était la preuve qu’il t’accompagnait dans le train du retour. Mais ce qui m’intrigue, c’est qu’il ait pris la décision de revenir au stade en cours de route, alors que sur le quai de Marseille il aurait pu filer, se glisser dans les groupes de ces supporters excités.
En même temps elle jugeait la vitesse de la voiture excessive, Astrid, oubliant toute prudence, et Julien, assis à ses côtés, ne paraissant pas s’en soucier.
En arrivant chez eux, ils aperçurent M. Labartin qui s’éloignait, tiré par son basset.
— Ce chien ressemble à une crotte phénoménale, dit Julien. Si j’étais grossier je dirais même plus.
— C’est le seul compagnon de cet homme défiguré qui fait fuir tout le monde, ne put s’empêcher de plaider Julia. Il est horriblement seul.
Chapitre 14
Elle fouilla sans trop y croire le vestiaire de Julien, un placard fourre-tout aux odeurs rances de sueur, de baskets, un entassement que visiblement Ginette n’explorait pas en profondeur. Elle fit la même chose dans la chambre de Manuel, aussi rangée et sobre que la cellule d’un carme déchaux, impressionnée par l’alignement au cordeau des tee-shirts, des chandails et des caleçons, poursuivit sa quête dans les armoires des chambres voisines, descendit ensuite examiner la garde-robe de sa mère qui débordait un peu partout, aussi bien au rez-de-chaussée qu’au premier, voire au grenier. Astrid entretenait une habitude ancienne, décidait de ce qui se portait selon les saisons, ce qui la rangeait à son insu du côté des adultes certifiés grand teint, pensait Julia, amusée. Sa mère n’aurait pas apprécié ce jugement, elle qui pensait être dans le mouvement des jeunes parce qu’elle portait un jean de collection avec des talons aiguilles.
Elle devait retourner dans les ateliers tant qu’il était encore temps. Elle n’osait se préciser ce qu’elle entendait par ce « tant qu’il était encore temps ». S’agissait-il de celui, si précieux, consacré à la recherche d’une piste quelconque laissée par Manuel, ou de celui plus suspect, impitoyable, qui démontrerait peu à peu que tout espoir était vain ?
Son frère plastronnait d’avoir sans s’énerver, sans insolence, tenu tête aux gendarmes, Astrid jubilait, tout de même un peu effarée, incrédule, d’avoir montré tant de force de caractère pour défendre son fils et Julia, quant à elle, se trouvait un air de trouble-fête quand elle se regardait dans un miroir. Seul Manuel, où qu’il fût, gardait son mystère…
Toujours cette odeur irritante pour les yeux dès l’entrée dans les ateliers. Julia avait mis des gouttes de collyre calmant, mais l’air rongeait ses prunelles comme il rongeait depuis des années les poutrelles de fer qui s’effeuillaient en écailles couleur d’automne. Les rideaux en toile d’araignée secouèrent un reste de poussière, un résidu des vingt dernières années. Elle salua les bureaux, en souvenir ému de la jeune fille frivole, qui, incapable de fournir un travail suivi, devait réjouir les employés avec ses robes légères, ses insouciances, ses rires, voire ses bourdes. Les clichés d’époque représentaient Astrid comme une star glamour et en mascotte du personnel lors des photos traditionnelles de groupe devant les ateliers Mounitier. On devait la pousser au premier rang pour qu’elle y rayonne de sa jeunesse et de sa beauté. Autour d’elle, ces visages parfois rudes, fatigués, paraissaient s’épanouir de tendresse bourrue. Son père, lui, se tenait de côté au bout du premier rang, présentant ses salariés comme il l’aurait fait de sa famille. Paternalisme d’époque oblige.
Julia affronta les gravats, tas faussement compact d’où montaient des fumerolles plâtreuses, sentit ses bottes s’enfoncer dans des matières indéfinissables d’où sourdait une chaleur suspecte. Elle hâta son escalade, dévala, se retrouva devant ce bâti en maçonnerie surélevé de quelques centimètres où se cachaient, selon l’aveu hésitant d’Astrid, sous de grandes trappes de bois épais, les cuves des différents décapants. Sa mère n’avait pu lui en définir la nature, n’ayant jamais été curieuse de l’activité des ateliers.
Chaque verrou était cadenassé mais les clés en étaient enfilées sur le cercle de son trousseau. Elle dut en essayer plusieurs avant de pouvoir dégager le verrou de la première, mais hésita à l’ouvrir. Elle frotta sa main sur son jean à cause du verrou imperceptiblement visqueux.