— Julien l’a un jour bousculé alors qu’il essayait de s’introduire ici, croyant notre mère seule.
— J’ai cru comprendre que ce n’était pas à Julien qu’il faisait allusion mais à Manuel. Mais je n’ai pas bien tout saisi.
— Manuel ?
— Il fait parfois le tour du quartier. Il sort par derrière, va jusqu’au chemin de terre en ouvrant le portillon et revient par la route de devant. Il passe donc obligatoirement à côté de la bicoque de ce Labartin. Quel sale type tout de même de s’en prendre à un pauvre garçon n’ayant plus sa tête. Puis… Il a osé me dire qu’il faudrait l’enfermer chez les fous au lieu de le laisser faire n’importe quoi, qu’il est dangereux. Et vous savez il me parlait à quelques centimètres et me postillonnait au visage que c’en était dégoûtant.
— Mais la clé du portillon est toujours accrochée dans le placard de la cuisine sur la droite, je ne savais pas que Manuel la prenait. Comment s’est-il souvenu qu’elle était cachée là ? Comment en a-t-il seulement eu l’idée ?
— Il a dû voir votre frère Julien la décrocher. Le premier matin où il l’a fait, j’ai vite prévenu votre maman. Elle s’est précipitée mais vous savez ce qui se passait… pardon ce qui se passe quand on veut lui reprendre quelque chose.
Julia hocha légèrement la tête. Tout le monde redoutait ses crises effroyables, révolte hurlante avec violences physiques d’un désespoir immense, puisant à la source même de son handicap. On avait alors l’impression qu’il se souvenait d’avoir été autrefois un garçon comme les autres.
— Je suppose que maman a cédé ?
— Elle l’a accompagné au portillon, l’a laissé ouvrir avec la clé. Depuis la petite fenêtre là, je l’ai vu qui n’y parvenait pas, il avait du mal à l’enfoncer dans la serrure mais elle ne l’a pas aidé et il y est parvenu. Votre maman avait peur à cause de l’usine interdite. Elle est restée sur le chemin à le regarder s’éloigner, s’est rassurée. Elle m’a même dit qu’il paraissait se souvenir de l’interdiction de pénétrer dans l’usine.
— Les ateliers, rectifia machinalement Julia. Et par la suite il a recommencé ?
— Tous les matins, excepté quand votre jumeau et vous étiez dans la maison.
— Vous savez bien, Ginette, qu’il ne nous comprend pas. Nos voix lui sont inaudibles, il les perçoit brouillées, comme un autiste. Seule maman peut capter son attention, mais une fois sur dix à peine.
— Il a le réflexe quand même de s’écarter de l’usine, des ateliers, pardon. Votre maman m’a dit qu’il marche avec précaution sur le côté gauche du chemin en regardant les vieux bâtiments en ruine avec inquiétude.
Dans le salon, Astrid aux anges écoutait du Mozart, en se faisant les ongles. Julia s’assit en face d’elle, souriant pour ne pas l’inquiéter. Il était rare qu’elle la rejoigne dans cette pièce et sa mère pouvait s’affoler de la moindre rupture dans les habitudes de chacun.
Le concerto terminé, Astrid se pencha vers elle :
— Qu’y a-t-il ?
— Je ne savais pas que Manuel fait le tour du quartier en passant par le jardin, en ouvrant le portillon et en suivant le chemin des ateliers…
— Ginette serait donc une balance ? fit Astrid, ravie de se rappeler ce terme argotique.
— C’est à cause de Labartin, murmura Julia, surveillant sur le visage délicatement maquillé la ride d’inquiétude, un frémissement de la bouche qui finissait par se pétrifier pour des heures avant de s’effacer. Elle craignait qu’un jour il ne persiste à jamais.
Mais évoquer le nom de Labartin avait souvent cet effet inattendu de réjouir sa mère, alors que le rencontrer était bien plus angoissant pour elle. Ainsi un enfant se moque du père Fouettard ou du croque-mitaine mais se paralyse à sa vue.
— Le vieux cochon libidineux.
— Il dit que quelqu’un a cherché à le tuer.
— C’est un paranoïaque, commença Astrid, désinvolte, jusqu’à ce que ses lèvres frémissent et que la fameuse ride les prolonge sur chaque joue et ne se fige.
— Mon Dieu, a-t-il osé insinuer ?
Julia ne sut que répondre, baissa la tête.
— Nous ne pouvons pas le laisser diffamer Manuel… Tout le monde sait bien qu’il n’est pas capable de faire les gestes les plus simples. Parfois il reste indécis devant une porte fermée, ne sachant plus qu’il doit en baisser la poignée si jusque-là il a toujours tourné un bouton.
— Il s’est souvenu que la clé du portillon était accrochée en hauteur dans le placard de la cuisine. Jusqu’à l’âge de huit ans nous ne pouvions l’atteindre sans monter sur un tabouret, mais depuis nous avons tous grandi et lorsqu’il a voulu la prendre, Ginette est venue t’en prévenir.
— J’ai eu peur, tu sais comment il est dans ces cas-là.
— Finalement tu l’as accompagné et tu l’as laissé se débrouiller avec la clé.
— J’ai dû me retenir de l’aider jusqu’au bout. Il lui a bien fallu un quart d’heure avant de comprendre comment il devait enfoncer la clé dans la serrure.
Elle parut s’irriter peu à peu.
— Tu imagines ce que c’est que d’ouvrir le gaz ? D’abord la manette de sécurité puis le bouton de la cuisinière. Labartin a toujours affirmé, depuis qu’il est revenu de l’hôpital, qu’il la mettait à l’horizontale cette manette, chaque fois qu’il sortait, même pour aller jusqu’à la boîte aux lettres. Quand il veut prolonger une cuisson, il dit qu’il se sert de ses plaques électriques !
Sans s’en douter, sa mère la mettait très mal à l’aise. Comment, elle, Astrid, si peu soucieuse de tous les gestes domestiques coutumiers, si peu concernée par le maniement des appareils ménagers, pouvait-elle ainsi expliquer dans le détail comment procédait Labartin pour sécuriser sa cuisinière ? On aurait pu penser qu’elle avait répété mentalement à l’avance le fonctionnement de l’opération pour disculper Manuel.
Astrid, soupçonnant l’étonnement de sa fille, eut un petit sourire :
— Suis-je savante ! Mais si comme moi tu entendais trois fois par semaine, le temps d’un brushing, l’ouvrière de la coiffeuse se gargariser de ces détails, tu aurais fini par les retenir par-devers toi.
Astrid ne fréquentait ce salon de proximité que pour cette remise en forme, réservant le reste des soins, la coupe surtout, à un maître du centre-ville.
— Il y a diffamation et intention de nuire.
— Il a craché que la place de Manuel était… tu devines où.
— Méchanceté pure. Il a vu Manuel longer son grillage.
— Mon frère aurait-il pu entrer dans ce jardin étranger ?
— Tout à fait illégalement Labartin a fait installer un portillon ouvrant sur notre chemin, qui est privé, et nous avons tous les papiers qui le prouvent. Je peux d’ailleurs te les montrer. Ne prends pas cet air sceptique, m’accusant d’être désordonnée. Ces documents-là, je les ai toujours à portée. Quoi que tu en penses. Là, à côté, dans l’un des classeurs du bureau.
Chapitre 6
L’Américain, comme disait Julien, téléphona un soir et Astrid lui donna toutes les explications qu’il souhaitait. Il l’écouta avec attention, dit qu’il ne pouvait pour l’instant abandonner son travail car il organisait une tournée régulière de représentants dans une dizaine d’États du Middle West, mais que, dès que possible, il viendrait. En attendant, il la priait de lui donner régulièrement des nouvelles sur les recherches en cours.
Vers la fin de la communication, la conversation dérapa lorsqu’il émit quelques reproches sur la légèreté de la surveillance de Manuel. C’était une idée stupide de l’emmener en train voir un match de soccer à Marseille. Astrid lui répondit, avec une sécheresse inhabituelle chez elle, que si leur fils avait pu rester dans son établissement de soins, non seulement il n’aurait pas disparu mais il poursuivrait en ce moment ce traitement qui améliorait beaucoup son état. L’Américain préféra alors raccrocher et Julia prépara un léger sédatif pour sa mère.