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Ce soir-là, dans son lit, non seulement Astrid entoura de son bras droit le cou de Julien couché à côté d’elle, mais elle invita Julia à s’allonger sur sa gauche. La jeune fille obéit, gênée, se sentant intruse, n’osant regarder son jumeau qui devait bouder. Au bout de quelques instants, elle se leva du lit, sans quitter la pièce. Sa mère ne parut pas s’en rendre compte et le visage de son jumeau s’épanouit.

— Manuel disait de toi que tu es vraiment sevrée et que moi je ne le suis pas, que je me complais même dans cet état d’enfance, dit-il goguenard. Tu es donc si pressée de devenir adulte ? Moi, non seulement j’appréhende ça mais en plus ça me dégoûte. Tous les adultes m’écoeurent sauf Astrid. Mais tu ne me comprends certainement pas, seule maman le peut.

Astrid eut un petit rire satisfait. Mais chez Julien il y avait toujours cette ambivalence entre Astrid-maman et Astrid-copine. Tantôt il utilisait le terme enfantin, tantôt le prénom, sans paraître même s’en rendre compte. Sa jumelle n’osait approfondir ce qu’il dissimulait d’ambigu lorsqu’il disait Astrid.

— Tu es encore mon tout-petit, susurra celle-ci, mais que deviendrions-nous si ta soeur était comme toi ? Nous avons tellement besoin tous les deux d’une personne ayant les pieds sur terre !

Du moins pour elle les rapports étaient bien déterminés, c’étaient ceux d’une mère trop tendre pour un garçon mal dans sa peau d’adolescent. En revanche, Julia détestait être ainsi rangée au niveau des personnes raisonnables, au sens pratique bien développé.

— C’est bien la seule qui peut donner des ordres à Ginette, se moqua Julien, moi elle me rit au visage. La seule qui se moque de manger ou pas ce qu’elle prépare. Si cette brave dame savait que nous préférons nous deux bouffer fast-food, à l’américaine, dirait-elle, elle en ferait une dépression.

Julia, plus qu’agacée, préféra se diriger vers la porte plutôt que soutenir ce genre de discussion bêtasse.

— Tout de même, je regrette le temps où vous étiez de petits bébés. Deux jumeaux si charmants, si drôles.

— Mais je suis toujours ton bébé, et je le resterai encore tant que tu le voudras, protesta Julien qui ne trompait personne avec son air de plaisanter.

— Mais ne me jugez pas réformée, fit soudain Astrid avec sérieux, je peux encore devenir mère, avoir un autre bébé.

— Je ne veux pas être mufle, dit Julien, mais ne penses-tu pas que tu es hors limites pour ce genre de projet ? Ne vivons-nous pas dans une sorte d’harmonie ?

— Elle serait complète si Manuel réapparaissait, murmura Astrid, choquée, mais crois-tu que je vais te laisser dire que je suis trop vieille pour être maman ? Je n’ai que trente-neuf ans et depuis quelque temps les mamans sont souvent âgées de quarante ans et même plus… Ça ne vous plairait pas d’avoir un petit frère ou une petite soeur ?

Julia se retourna, amusée, mais l’expression de son jumeau ne l’était guère. Elle ressentit même la souffrance que la déclaration d’Astrid réveillait en lui, comme une vieille douleur. Parfois ressuscitait entre eux cette intercommunication de sentiments du temps où ils étaient des enfants aux pensées souvent en symbiose.

— Ce n’est plus de ton âge, dit-il avec colère, laisse donc ce soin à Julia. Elle finira bien par dégotter un copain et par nous en fabriquer un je suppose.

— Tu me le prêteras ? demanda Astrid.

Julia préféra s’en aller, détestant qu’on spécule ainsi, même en plaisantant, sur son avenir. Elle n’avait nulle envie d’avoir un copain, de découvrir l’amour. Son seul souhait, c’était que Manuel réapparaisse. Avant sa disparition, elle désirait ardemment qu’il redevienne tel que lui-même avant son terrible accident de scooter, mais c’était une illusion stupide, alors que le retrouver avec son sac aux dix-sept petites voitures restait un voeu raisonnable.

Lorsqu’elle vit la dix-huitième 2 CV, ou la cinquante-deuxième, sur son chevet, elle eut les larmes aux yeux, ressortit pour aller à la salle de bains mais continua jusqu’à la chambre de Manuel. Elle se planta devant la commode, se trouva mesquine mais recompta toutes les miniatures. Elle recommença une deuxième fois. Il y en avait cinquante et une.

Ce soir-là, elle éprouva le besoin de fermer ses volets malgré la chaleur. À cause de M. Labartin, pensa-t-elle, mais elle n’était pas vraiment sûre que ce sale bonhomme la préoccupât beaucoup malgré ses paroles odieuses. Lorsqu’elle joignit les volets, elle eut un regard pour les anciens ateliers. Pourquoi son frère aîné, qui jusque-là se contentait de faire quelques pas sur le trottoir devant leur maison, avait-il pensé à la clé du portillon du fond de jardin ? On pouvait expliquer cette sorte de pulsion comme un refus de rencontrer les rares piétons qui allaient et venaient le long de la route. Le chemin était désert, à l’exception de quelques personnes non informées de son caractère privé, de quelques gamins en escapade.

Elle garda le dessus-de-lit malgré la température pour éviter de grelotter. Ce que sa mère avait entendu rabâcher dans le salon de coiffure du quartier lui revenait en mémoire. La sienne était excellente, celle d’Astrid plutôt floue car elle avait le don d’éliminer tout ce qui lui paraissait superflu, même le strict nécessaire pouvait ainsi passer aux profits et pertes. Et pourtant, par extraordinaire, elle avait fait l’effort de retenir ce qui se disait au moment de son brushing. Elle avait simplement oublié de lui faire part des commentaires.

Parmi toutes ces femmes, coiffeuses et clientes, y en avait-il une pour douter de l’affirmation de Labartin ou au contraire pour abonder dans ses doutes, voire ses accusations ?

Elle se leva soudain, retourna dans la chambre de Manuel et vérifia le nombre des petites voitures l’une après l’autre. Lorsqu’il se levait, le plus souvent dans la chambre d’Astrid, le premier souci de Manuel était de venir les recompter. Il recommençait avant et après chaque repas, et avant de se coucher, voire la nuit si ce souci le sortait de son sommeil.

Chapitre 7

Sans essayer de se dissimuler, elle s’approcha du portillon en bois couturé de fil de fer barbelé, se pencha par-dessus, ne vit qu’un simple verrou rustique. Jusqu’au pavillon ancien, sans étage, avec cependant un oeil-de-boeuf sous l’angle de la toiture, le jardin lui apparut pouilleux. Non pas en friche, abandonné, mais pouilleux, avec des ordures par-ci par-là, des boîtes de conserve dont le couvercle en dents de scie mordait le vide. Elle fixa cet oculus comme si c’était vraiment un oeil, celui d’un cyclope à l’affût. Son audace découlait d’une nuit heurtée qu’elle avait fini par dompter, une fois prise la décision de venir interpeller ce voisin malfaisant. Son regard s’attacha ensuite à la fenêtre de droite d’où s’échappaient encore les traces noires de l’incendie. Il y avait eu une explosion de gaz, puis le feu. Labartin avait été projeté au-dehors, pulvérisant la fenêtre. Celle-ci avait été remplacée par une autre, de récupération certainement. On avait bâclé le ciment autour, le crépi.

Elle atteignit sans mal le verrou. Manuel, avec ses bras plus longs, n’aurait même pas eu à s’étirer. Elle avança vers la maison, appela :

— Hé, il y a quelqu’un ici ?

Impossible de dire « Monsieur Labartin », ces deux mots de politesse s’unissant en une injure ordurière à son sens. Elle continua vers la porte à la peinture défraîchie, simple porte de service semblait-il, en s’efforçant d’appeler. Et il y eut un jappement gras, celui d’un animal essoufflé par son obésité. Le basset essayait bien de jouer le chien de garde mais n’en pouvait plus et choisissait de gémir. Et la porte finit par s’entrebâiller :