Bien sûr, en voyant la R 8, elle comprendrait qu’elle ne devait pas se montrer mais Marie aurait préféré qu’elle soit dans la maison. À proximité, il n’y avait guère d’endroit pour se dissimuler et Mme Cauteret pouvait l’apercevoir en sortant.
— Eh bien, tout est parfait, madame Lacaze. Je vais rentrer complètement rassurée.
Marie la raccompagna en s’efforçant de ne pas paraître trop nerveuse. L’assistante regardait autour d’elle la tête enfoncée dans le col en fourrure de sa veste.
— C’est vraiment désert, dit-elle, on ne voit pas âme qui vive.
À cet instant, plusieurs mouettes passèrent en criant se dirigeant vers une décharge située à un kilomètre de là.
— Juste ces oiseaux… Je ne les aime pas.
— C’est la nature encore sauvage, tranquille.
— Cette amie…, commença l’assistante.
Marie prit sa décision.
— Excusez-moi mais j’ai passé une longue journée de travail et maintenant je dois rentrer chez moi.
Une fois dans la maison elle pensa regarder par les fentes des volets de la porte-fenêtre puis se dit que la lumière risquait de découper sa silhouette. Elle préféra monter à l’étage et surveiller Mme Cauteret depuis la fenêtre de sa chambre.
Elle avait entrouvert la porte de sa R 8 mais ne se décidait pas à s’installer sur le siège, regardant autour d’elle, d’abord vers l’étang puis en direction de la maison. Attendait-elle l’amie qui devait raccompagner Julie ? Marie l’avait prévenue qu’elle risquait de revenir assez tard. Cette femme n’avait certainement pas cru ses explications. Dans la journée, elle avait dû venir une première fois et acquérir la certitude que Julie se trouvait seule dans la maison. Maintenant elle voulait en avoir le cœur net.
Marie ne comprenait pas ce genre d’opiniâtreté, pas plus qu’une conscience professionnelle qui dépassait les limites de l’acceptable. Cette femme devait la détester profondément pour agir ainsi. D’ailleurs, c’était sa faute. Elle lui avait interdit d’appeler sa fille par son prénom et lors de leur première entrevue lui avait demandé si elle n’avait pas honte parfois de se comporter comme un flic. Elle avait eu tort de se faire une ennemie pareille, aurait dû se montrer plus souple, mais Mme Cauteret avait le don de l’exaspérer. Une simple sollicitude de sa part l’aurait déjà fait enrager. Elle pénétrait dans sa vie, paraissait mettre en doute ses qualités de mère, l’amour qu’elle portait à Julie, ne devait pas aimer la liberté de relations entre enfant et adulte.
Cette femme voulait prouver quelque chose que Marie entrevoyait sans le définir exactement. Peut-être que leur mode de vie conduisait Julie vers la catastrophe. Elle représentait la morale sociale et cette intime conviction la rendait odieuse.
Exaspérée, Marie commença d’ouvrir sa fenêtre pour lui crier de s’en aller, de cesser de surveiller sa maison. Lorsqu’elle commença de repousser les volets la R 8 s’éloignait enfin sur le chemin défoncé et elle hurla quelque chose dont elle ne se souvint même pas. Les mouettes continuaient de crier au-dessus de la maison.
Épuisée, elle descendit lentement jusqu’à la cuisine, but un verre d’eau fraîche puis songea à la feuille de papier qu’elle avait roulée en boule avant de la jeter à la poubelle. Elle la défroissa et dut la relire deux fois pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas.
« Je vais faire un tour à moto avec Gildas. Ne t’inquiète pas. Je serai là avant la nuit. Julie. »
Si elle avait été polie, si elle avait laissé Mme Cauteret entrer la première dans la cuisine, celle-ci aurait pu lire ce message et dès lors aurait compris que Marie l’avait dupée. Qu’il n’y avait ni amie ni désir vrai de suivre ses conseils.
Ainsi donc Julie avait doté ce Gildas d’une moto. Elle devait courir dans la sorte de lande qui s’étendait tout au long de l’étang en s’imaginant sur le siège arrière d’une moto, grisée par la vitesse et le vrombissement du moteur.
Marie ne cédait à aucune complaisance indulgente. Julie, en dotant ce compagnon imaginaire d’une moto imaginaire l’effrayait. Jusqu’à présent, ses créations se maintenaient dans les limites floues d’une silhouette à peine esquissée. Maintenant c’était une moto, un engin qu’elle pourrait peut-être décrire, dont elle donnerait éventuellement la marque, la cylindrée, la couleur.
Le matin, en tournant la clef du verrou, elle avait eu le pressentiment d’enfermer sciemment la petite fille dans un autre monde. Elle aurait dû l’entraîner avec elle. Ce jeudi-là s’annonçait comme une journée décisive, une journée clef et elle avait eu la faiblesse de croire qu’elle pouvait se tromper, qu’elle se faisait des idées.
Maintenant il lui fallait attendre et lorsqu’elle se rendit compte qu’elle guettait un bruit de moteur elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque.
Chapitre V
Dans la nuit venue depuis une heure maintenant la maison brillait comme un phare. Marie avait ouvert tous les volets, allumé toutes les lampes. On devait l’apercevoir de loin et dans les rares habitations dispersées le long de l’étang les gens se demandaient sans doute quelle fête inattendue se déroulait dans la vieille bâtisse.
Immobilisée sur place par l’ignorance de ce qu’il fallait entreprendre, Marie ne pouvait qu’attendre le retour de sa fille. Depuis la fenêtre de sa chambre elle essayait de sonder le mystère de la nuit au-delà de la clarté diffusée par toutes les lumières de la maison. Cette illumination ne recevait aucun écho. Tout autour et à des kilomètres la nuit restait noire. Seul, parfois, un trait de feu courait vers le sud ou vers le nord, de l’autre côté de l’étang, là où la ligne de chemin de fer Narbonne-Perpignan empruntait un isthme étroit, un cordon de sable entre deux étangs.
À 21 heures, affolée, elle pensa qu’il lui fallait appeler à l’aide. Prévenir la gendarmerie, les pompiers, expliquer que sa petite fille avait disparu. Que pourraient faire tous ces gens par une nuit pareille ? Un vent gras d’humidité venu de la mer souillait la terre. D’apparence, il était moins froid que celui du nord, le Cers, mais finissait par transpercer les vêtements. Elle avait essayé de faire l’inventaire des habits emportés par Julie, n’y parvenait pas. La petite fille désordonnée en laissait dans toutes les pièces. Ne pouvant décrire comment elle était habillée, elle passerait pour une mauvaise mère. Et quand le jour se lèverait, les autres accourraient. La belle-sœur, la nièce, Mme Cauteret. On l’accablerait encore. Mais qu’importait si l’on retrouvait Julie. Combien de temps lui faudrait-il encore pour qu’elle renonce à cette moto mythique, pour qu’elle renvoie ce Gildas dans le néant ? Où se retrouverait-elle ? Peut-être à des kilomètres de la maison, dans un paysage nocturne qui l’épouvanterait. Jamais elle ne pourrait revenir avant l’aube.
— Maman.
Dans le rectangle jaune que projetait la fenêtre, Julie agitait le bras. Marie déboula dans l’escalier, sut résister au dernier moment au désir frénétique de l’étouffer dans ses bras.
— Je devenais folle, dit-elle simplement.
— Nous avons crevé… Assez loin d’ici… Gildas est allé à la recherche d’un garage en poussant la moto et moi j’ai coupé tout droit.
— Non, dit Marie, non… Il n’y a pas de moto, il n’y a pas de Gildas… Tu es partie sans t’en rendre compte, comme une somnambule, et puis tu t’es réveillée loin d’ici… Je t’en prie, ne me parle plus de moto, de Gildas… Je t’en supplie.
Julie glissa comme une ombre vers la cuisine et quand sa mère la rejoignit elle refermait la porte-fenêtre.