— De loin, j’ai cru que c’était un arbre de Noël géant… Maintenant il faut tout fermer sinon les gens finiront par venir…
Lorsqu’elle passa près d’elle, Marie respira une odeur froide d’essence, de cambouis. Elle l’entendit qui fermait tous les volets du premier. Pourquoi avait-elle perdu la tête, prononçant ces mots irrévocables ? Lorsqu’elle revint, Julie s’était changée, portait une robe de chambre. Sa mère ne trouva sur elle aucune odeur d’essence et de cambouis. Elle avait dû s’autosuggestionner.
— Je meurs de faim, dit la petite fille.
Elles dînèrent dans un silence agaçant, n’échangeant que quelques sourires. Lui dire d’oublier ces mots imbéciles de tout à l’heure ? Nouvelle maladresse.
— Tu dois être fatiguée… Nous allons nous coucher tout de suite… Je ferai la vaisselle demain.
— Cette femme est revenue…
— Mme Cauteret… Je sais… Elle m’a attendue et m’a suivie lorsque je suis rentrée… Tu l’as donc vue la première fois ?
— Elle a fait plusieurs fois le tour de la maison, s’est approchée des volets de la porte-fenêtre, ici… Je n’ai pas osé éteindre la lumière car elle devait l’avoir aperçue. C’est après qu’elle soit partie que nous… que j’ai quitté la maison.
— Tu sais, j’étais dans mes petits souliers, dit sa mère en essayant d’être amusante. Cette bonne femme ne me quittait pas d’un pouce. C’est une chance que tu n’aies pas été dans la maison. Une autre que j’aie pu m’emparer de ton mot avant qu’elle n’y ait jeté un coup d’œil. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser et lorsque je lui ai dit que j’étais obligée de rentrer après l’avoir raccompagnée, elle est restée un bon moment dehors.
Julie resserrait les bords de sa robe de chambre comme si elle avait froid.
— Elle reviendra jeudi prochain.
— Nous avons huit jours devant nous, dit sa mère, largement le temps de trouver une solution.
Elle soutint le regard de sa fille avec une assurance tranquille qu’elle était loin d’éprouver.
La semaine s’acheva dans une certaine quiétude. Le vendredi soir, Julie rejoignit sa mère à son bureau et comme Marie ne travaillait pas le samedi, elle put aller attendre sa fille à l’arrêt du car.
— Veux-tu que nous allions à la mer demain ? proposa-t-elle à Julie. Nous pourrions emporter un pique-nique.
Ainsi, elles éviteraient de rencontrer Germaine et Gilberte.
— Je préfère rester à la maison, répondit Julie.
— Tu fileras au bord de l’étang et moi je devrai supporter ces deux femmes désagréables qui ne cesseront de me poser des questions embarrassantes.
Cette timide allusion à Gildas laissa Julie sans réaction. Depuis jeudi c’était la première fois que Marie essayait de réparer le mal qu’elle avait pu faire et elle ne savait exactement comment s’y prendre.
Dès le dimanche matin, elle fut nerveuse, rata complètement son repas de midi, manqua totalement de patience avec Julie qui ne tarda pas à disparaître.
Lorsque la voiture de sa belle-sœur s’immobilisa devant la maison, Marie en fut presque soulagée. Elle avait tellement appréhendé cette visite qu’elle préférait l’arrivée des deux femmes à une attente épuisante. Elle se montra très aimable mais Germaine flaira tout de suite quelque chose d’inaccoutumé.
— Mais qu’est-ce que tu as ? Je te trouve fébrile.
— Moi, pas du tout, juste un peu de fatigue.
— Où se trouve Julie ? demanda sa nièce qui promenait son regard de myope dans tous les coins.
Comme si Julie eût été un petit animal farouche capable de se cacher sous la table, voire sous l’évier.
— Oh ! tu sais, le dimanche, elle file dès la dernière bouchée…
— Je ne pourrais pas vivre, répondit Germaine, à la savoir traîner du côté de l’étang.
— Elle ne risque rien. Il faut faire au moins cent mètres pour avoir de l’eau jusqu’à la taille et, de plus, elle nage comme un poisson.
— Il y a de la vase, peut-être des sables mouvants.
— Je n’en ai jamais entendu parler.
— Voit-elle toujours ce Gildas ? questionna sournoisement Gilberte.
— Je vous fais un peu de café, n’est-ce pas ? demanda Marie. Il fait trop chaud pour s’installer dehors. La cuisine est fraîche.
— As-tu essayé de savoir qui était ce Gildas ? demanda sa belle-sœur à son tour. Souviens-toi des deux autres… Ce Willy et ce Boris Romanov.
Gilberte gloussa à cause de ce nom.
— Je voudrais te parler sérieusement, Marie, continua la sœur de son mari. Je ne sais ce que tu en penses, mais ces inventions successives de Julie deviennent inquiétantes… Voyons, tu admets que ce sont des inventions ?
— Des fantasmes, ajouta Gilberte toujours pédante.
— Où voulez-vous en venir ? demanda Marie en déposant la cafetière sur la table.
Elles avaient apporté un carton de pâtisseries choisies uniquement pour leur gourmandise et non en fonction de leur hôtesse. D’ailleurs Julie détestait ce genre de gâteaux. Marie n’avait même pas défait le ruban et faisait semblant d’oublier la boîte.
— Pouvons-nous parler comme des personnes sensées sans que tu ne prennes la mouche ?
— Je voudrais que vous cessiez de vous occuper de moi et de Julie, dit calmement Marie. Sans vous, cette assistante sociale ne me relancerait pas comme elle le fait. Elle ne cesse de nous surveiller, de venir ici. C’est de l’inquisition.
— Mme Cauteret est une femme estimable, riposta Germaine. D’ailleurs, Gilberte l’admire beaucoup et durant les vacances l’accompagnera dans certaines de ses visites… Tu t’es bloquée avec elle et tu devrais faire un effort.
— Mme Cauteret est très gentille, renchérit sa fille.
— Bien, d’accord, parlons de cette femme extraordinaire qui pousse la conscience professionnelle jusqu’à fouiner partout avec l’espoir de toujours découvrir une histoire bien sordide.
— Je t’en prie, soupira Germaine en regardant du côté de son carton de pâtisseries.
— Était-il nécessaire de la renseigner aussi bien sur nos faits et gestes ? demanda Marie.
— Mais c’est pour ton bien et celui de ma nièce, protesta Germaine. Tu ne vois pas le danger. Bon, d’accord, ta situation explique que Julie soit pour toi tout ce qu’il te reste au monde, encore que tu pourrais penser que nous sommes aussi tes parents et décidées à te venir en aide. Tu mets ta fille sur un piédestal, tu lui laisses faire tout ce qu’elle veut Ces inventions de camarades de jeu te paraissent normales. Tu la laisses seule le soir, le jeudi toute la journée. Une enfant de dix ans, dans cette maison isolée comme s’il s’agissait d’une adulte.
Marie remplissait les tasses de café mais ne faisait pas mine de s’occuper des pâtisseries, ce qui énervait sa belle-sœur qui en oubliait ce qu’elle voulait dire.
— Tu me reprochais de laisser Julie seule dans la journée, lui rappela Marie, mais qu’en sais-tu exactement ?
— Tu veux parler de jeudi dernier ? De cette amie que tu as soi-disant chargée de s’occuper de l’enfant ?
— Pourquoi soi-disant ?
— Parce que tu n’as pas d’amie.
— Qu’en sais-tu ?
Haussant les épaules, Germaine désigna le carton de pâtisseries.
— Tu ne l’ouvres pas ?
— Réponds d’abord… Douterais-tu de moi ?
— Julie était ici dans cette maison, s’écria Germaine excédée. Mme Cauteret s’en est bien doutée lorsqu’elle est venue jeudi dernier. La petite se cachait mais il y avait de la lumière dans la cuisine… Et même, il y avait une odeur de tabac qui flottait dans l’air lorsque Mme Cauteret est descendue de voiture.