— Ma belle-sœur se mêlait de ce qui ne la regardait pas dans cette affaire. Elle n’avait pas à s’inquiéter si ma fille restait seule ou non le jeudi. Je suis l’unique responsable de Julie.
— Mme Marty était sa tante, la sœur de son père, et avait parfaitement le droit de s’inquiéter de la façon dont vous l’éleviez… Trouvez-vous normal qu’une enfant de dix ans ait sous la main une carabine chargée, qu’elle vise un être humain et lui tire dessus ?
Marie resta frappée de stupeur. L’adjudant ne faisait qu’esquisser la somme des gestes nécessaires pour en arriver là. Il avait fallu que Julie trouve l’arme au grenier, apprenne à la manipuler, puis se souvienne qu’une boîte de cartouches se trouvait dans ce placard, qu’elle en découvre la clef.
— Ce n’est pas croyable, murmura-t-elle.
— Je ne vous le fais pas dire…
— Je veux dire que Julie n’aurait jamais eu cette idée.
Dobart la regardait avec un petit sourire en coin très désagréable.
— Que voulez-vous dire, madame Lacaze ?
— Que je ne comprends pas que ma fille ait pu accomplir tous ces gestes seule.
— Voulez-vous insinuer qu’une personne étrangère aurait pu lui apprendre le maniement de cette arme ?
D’abord elle ne flaira pas le piège, pensa que le gendarme n’émettait qu’une hypothèse objective. Mais elle découvrit une ride d’ironie au coin de son sourire.
— Non, dit-elle, je n’ai rien dit de tel.
— Peut-être pensez-vous qu’il y avait une autre personne dans la maison ? Pourquoi pas un certain Willy ? Ou Boris ? À moins que ce ne soit…
Il fit claquer ses doigts d’impatience comme s’il avait un trou de mémoire.
— Ah ! oui, Gildas. Vous pensez que c’est ce Gildas, n’est-ce pas, qui a fait le coup ?
Mme Cauteret avait donc eu le temps de parler de ces compagnons de jeu imaginaires que Julie se plaisait à créer.
— Willy, Boris c’était il y a quelques mois, n’est-ce pas ? Maintenant c’est Gildas. Pouvez-vous me parler de ce Gildas ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, dit-elle en le fixant dans les yeux.
Il parut ébranlé.
— Allons donc, vous savez bien que votre fille n’avait pas un comportement normal… Elle vivait trop seule dans cette maison perdue et elle s’inventait des compagnons imaginaires…
— Qui vous a raconté cela ?
— Mme Cauteret. Elle le tenait de votre belle-sœur.
— Rien ne lui permet d’affirmer que ce sont des compagnons imaginaires…
Dobart haussa les épaules.
— Allons, madame Lacaze, soyez sérieuse… Il s’agit d’un meurtre… Votre fille a reconnu les faits…
— Il faut que je retourne dans la cuisine.
— Nous devons prendre votre déposition par écrit, Mme Cauteret s’occupe de votre fille.
— Je ne l’accepte pas, déclara Marie. Je ne veux pas que cette femme ait le moindre pouvoir sur elle.
Il ne put l’empêcher de retourner à la cuisine où un gendarme allait et venait en surveillant Julie. La petite fille, après avoir bu le café au lait, lavait son bol.
— Qui t’a donné du café au lait ?
— C’est elle, dit Julie en désignant Mme Cauteret assise au bout de la table.
— Tu sais bien que ça te donne des crampes d’estomac.
— J’ai pensé qu’un peu de café lui ferait du bien, dit l’assistante sociale.
Elle parlait sans s’énerver, sereine. La lutte contre cette femme serait disproportionnée. Elle avait l’agrément respectueux de tout le monde dans cette maison.
— Ma nièce sait-elle ? demanda Marie.
— Pas encore. Elle est à Narbonne pensionnaire, vous le savez. Pour l’instant, il n’est pas nécessaire de la prévenir.
— Préférez-vous qu’elle apprenne la mort de sa mère par des étrangers ?
— Croyez-vous utile d’en parler devant Julie ?
Marie lui adressa un regard mauvais. Le fait qu’elle ose appeler la petite fille par son prénom lui dévoilait l’ampleur du bouleversement. Désormais, Julie allait dépendre de gens qui, comme cette Cauteret, ne la comprendraient pas. On la lui arrachait sans même prendre de précautions et peu à peu on la priverait d’elle.
— Qu’allez-vous en faire ? cria-t-elle.
Mme Cauteret leva son regard globuleux vers elle. Le jour de la fenêtre accrochait un reflet dans les verres de ses lunettes.
— Croyez-vous que ce soit le moment d’en parler devant elle ?
— Oui, dit Marie. Julie a le droit de savoir tout autant que moi, tout autant que vous.
L’assistante échangea un regard avec l’adjudant comme pour le prendre à témoin. Elle n’avait rien inventé sur l’étrange éducation que cette femme donnait à son enfant. Cette façon de parler des droits de celle-ci devait les choquer profondément.
— Je dois prendre la déposition de Julie en votre présence, dit l’adjudant.
Lui aussi se croyait autorisé à utiliser son prénom. Et dans leurs bouches il devenait une sorte de produit exotique. Elle imaginait bien cet adjudant, cette fonctionnaire de l’humanitaire prononcer de la même façon Ali, Carmen ou Pietro.
— Vous allez me conduire en prison ? demanda alors Julie d’une voix très claire et sans la moindre émotion.
Marie l’aurait serrée dans ses bras pour ce sens prodigieux de la dignité. Elle les forçait à détourner la tête, le flic et l’assistante, à montrer pour la première fois un sentiment humain qui n’était malheureusement que de la honte.
— Mais non, mais non, dit l’adjudant. On ne met pas les enfants en prison.
— Ce sera tout de même une prison, dit Marie.
Elle aurait voulu crier mais l’exemple de Julie l’obligeait à rester aussi calme qu’elle.
— En voilà assez, dit Mme Cauteret. Le juge la fera certainement conduire dans un établissement spécialisé où elle sera très bien accueillie et aura de gentilles petites camarades… Je suis certaine qu’elle s’y plaira beaucoup.
— Combien de temps va-t-on me garder là-bas ?
— Ne t’inquiète pas, dit Mme Cauteret. Tout sera fait pour que tu sois rapidement fixée…
— Vous dites n’importe quoi, lança Marie. En fait, vous ignorez absolument ce qui l’attend. Vous essayez de la rassurer mais ne voyez-vous pas qu’au contraire vous ne faites que l’angoisser un peu plus ? Julie aime que les choses soient nettes.
— Je ne peux rester un instant de plus dans cette maison, déclara Mme Cauteret avec une simplicité qui finalement n’était que de l’emphase.
— Non, dit l’adjudant, je préfère que vous restiez.
— Puisque vous me le demandez, monsieur Dobart… Mais avouez qu’il est difficile d’en supporter davantage. Une femme a été tuée. Une personne honorable et qui était mon amie. J’accepte qu’on ne paraisse éprouver ni regrets ni remords à son sujet mais je crois qu’il ne faut quand même pas perdre de vue la raison qui nous retient tous ici.
L’adjudant approuva d’un signe de tête et Marie se rendit compte qu’elle nuisait à l’intérêt de Julie. Mais il lui avait été difficile de se contenir.
Elle fit un effort pour détendre l’atmosphère, ne trouva à proposer que de faire du café. N’obtenant aucune réponse, elle décida d’en préparer quand même.
— Comprenez-moi, madame Lacaze, dit Dobart. Je pourrais vous emmener à la gendarmerie mais ne vaut-il pas mieux que nous restions ici ?
Un gendarme entra avec une machine à écrire.