— Non, dans la salle à manger, dit l’adjudant. Nous allons d’abord prendre la déposition de Mme Cauteret.
Elles restèrent seules avec un gendarme qui allait et venait dans la grande cuisine. Marie alluma une cigarette, tout en surveillant son café qui passait. Elle se souvint de la réflexion de sa belle-sœur, le dimanche précédent. Lors de sa première visite huit jours plus tôt, un jeudi également, Mme Cauteret avait reniflé une odeur de tabac et pensé qu’il y avait quelqu’un dans la maison. Elle avait oublié de demander à sa fille si elle fumait en cachette et ne pouvait le faire maintenant.
— Veux-tu manger quelque chose ?
Julie réfléchit à cette proposition.
— Juste un sandwich avec de la moutarde.
Le gendarme leur lança un regard aigu. Un mélange d’incompréhension et de reproche muet. Marie craignait que Julie n’apparaisse comme un monstre de froideur incapable de s’émouvoir après ce qui s’était passé. Il faudrait que dans sa propre déposition elle explique de quelle façon sa belle-sœur et l’assistante avaient fini par paraître odieuses aux yeux de l’enfant.
Elle prépara un sandwich avec de la moutarde et une tranche de jambon, remplit un verre de jus d’orange.
— Voulez-vous une tasse de café ? proposa-t-elle au gendarme.
Il secoua la tête et elle n’insista pas, but la sienne en lui tournant le dos mais laissa le pot à réchauffer dans un bain-marie. Elle se demandait comment avertir Julie de l’importance de ce qu’elle dirait dans un instant, supposait que le gendarme ne les laisserait pas discuter de ce drame.
— Tu t’es levée tôt ?
— Vers 9 heures.
— Il y avait un morceau de brioche, tu l’as trouvé ?
— Oui. Je m’en suis souvenu.
Marie ne l’avait pas aperçu dans le réfrigérateur. Peut-être dans le buffet ? Il devait en rester un bon morceau encore. Brusquement, elle ne songeait qu’à cela.
— Il en reste ? demanda-t-elle avec une fausse indifférence.
— Non, elle est finie.
Julie n’avait pas dit « Je l’ai finie ». La brioche avait été entièrement mangée. Il n’en manquait qu’un quart environ. Comment avait-elle pu venir à bout, seule, des trois quarts restants ?
— Et puis qu’as-tu fait ?
— J’ai rangé ma chambre.
Une chose surprenante. Julie ne rangeait jamais sa chambre. Du coin de l’œil, elle vit que le gendarme paraissait s’intéresser à ce qu’il voyait depuis la porte-fenêtre. Y avait-il encore des badauds à l’extérieur ? L’heure du repas de midi approchait et les gens finiraient bien par s’en aller.
— Ont-elles essayé au moins de frapper à la porte de devant ? demanda-t-elle rapidement.
Le gendarme se retourna et Julie n’eut pas le temps de répondre. D’autant plus qu’elle avait la bouche pleine et devait avaler pour le faire.
— Je vous en prie, madame. Vous ne pouvez parler de l’affaire… Sinon je serai forcé de vous faire sortir de la pièce.
Marie se versa une seconde tasse de café. Elle avait besoin d’avoir l’esprit clair et net.
Chapitre VII
Ce jeudi matin, Julie Lacaze s’était réveillée vers 8 heures mais, dit-elle à l’adjudant Dobart, elle était restée dans son lit à lire un magazine de bandes dessinées jusqu’à 9 heures environ. Descendue dans la cuisine, elle avait préparé du chocolat au lait dans lequel elle avait trempé un reste de brioche confectionnée par sa mère. Marie se demanda comment sa fille avait pu avaler une si grosse part de gâteau. Jamais elle ne l’avait fait auparavant, aimait lui en laisser un morceau, pour lui marquer son affection.
— J’avais décidé d’aller au bord de l’étang, dit-elle, pour m’amuser.
— Avais-tu l’autorisation de sortir ? demanda Dobart.
— Mais bien sûr. Maman ne m’enfermait pas dans la maison.
— Et tu n’avais jamais peur ?
— Je n’ai commencé à avoir peur que lorsque cette femme est venue rôder tous les jeudis autour de la maison.
— Mais tu la connaissais, tu savais qu’elle ne te voulait aucun mal, voyons, fit l’adjudant effaré.
— Je ne l’aime pas.
— Mais de qui parles-tu ? De ta tante ?
— De Mme Cauteret, l’assistante sociale. Je savais qu’elle ne voulait pas que je reste seule ici pendant que maman travaillait. Moi, je ne voulais pas aller ailleurs.
Dobart adressa un regard de reproche à Marie qui resta inexpressive, soupira :
— Continue mais lentement, que le gendarme ait le temps de tout taper.
Donc elle était allée au bord de l’étang mais n’y était restée que cinq minutes car elle trouvait qu’il ne faisait pas très chaud et avait peur d’attraper mal.
— Que se passe-t-il lorsque tu es malade ? Tu restes seule ici sans personne pour te soigner ?
— Je ne suis jamais malade, répondit Julie avec force.
Revenue de l’étang, elle était restée un moment dans la cuisine sans pouvoir expliquer exactement ce qu’elle avait fait et c’est ce qui intrigua sa mère.
— Ah ! oui, dit-elle ensuite, j’ai lavé la vaisselle… Celle du déjeuner. Je l’ai essuyée et rangée.
Marie faillit sursauter. Voilà ce qui la tracassait depuis quelque temps. Julie ne laissait plus sécher la vaisselle sur l’égouttoir de l’évier mais l’essuyait et la rangeait. Cela depuis que sa mère avait mis en doute l’existence de Gildas. Autrefois, elle marquait la « présence » de ce compagnon de solitude en laissant deux bols, deux verres ou deux assiettes bien en évidence.
— À quelle heure es-tu montée dans ta chambre ?
— Un peu avant 10 heures.
— Bien, ensuite ?
— J’ai fait mes devoirs puis je me suis mise à ranger ma chambre. Maman dit toujours que je suis désordonnée et ce jour-là j’ai voulu lui faire plaisir.
— Quand as-tu entendu frapper à la porte ?
Julie regarda l’adjudant avec étonnement.
— Je n’ai pas entendu frapper.
— Mais voyons, Mme Cauteret et ta tante ont frappé à la porte de devant très longtemps. Il n’est pas possible que tu n’aies pas entendu.
— Elles n’ont pas frappé.
— Mme Cauteret a déposé dans le sens contraire, s’énerva le gradé. Et je suis certain qu’elle ne ment pas.
— Moi non plus je ne mens pas, dit Julie avec aplomb, et si je dis qu’elles n’ont pas frappé c’est que c’est vrai.
— Tu n’as certainement pas entendu, alors ?
— Vous permettez ? demanda Marie. Envoyez un gendarme dans la chambre de Julie. Au premier, la deuxième porte à gauche, et moi j’irai frapper à l’entrée. Il y a un marteau qui fait bien du bruit.
L’adjudant parut ne pas l’avoir écoutée puis il s’adressa au gendarme qui regardait toujours par la porte-fenêtre.
— Varennes, montez au premier, trouvez cette chambre. Je vais aller frapper moi-même.
Lorsque Varennes revint dans la cuisine, il inclina la tête.
— J’ai parfaitement entendu.
— Bien, merci… Continue, fit l’adjudant nerveux.
Julie se trouvait, toujours selon ses dires, dans sa chambre mais avait entendu un bruit de moteur. Elle était allée regarder par la fenêtre mais n’avait rien vu.
— La fenêtre est fermée, dit Varennes qui descendait de sa chambre.
— Alors, triompha l’adjudant, comment as-tu fait ?
— Il faut ouvrir les vitres et regarder par le bas des volets qui ne joignent pas quand le vent souffle de la mer depuis plusieurs jours. C’est par là que je regarde.